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Alibaba : Jack Ma en disgrâce avec Pékin ; cette erreur qui pourrait être fatale au milliardaire

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En Chine, s’attaquer au régime en place peut s’avérer fatale. Et le dicton La parole est d’argent, mais le silence est d’or, trouve tout son sens pour Jack Ma, le patron d’Alibaba, qui vient d’essuyer un revers pour l’entrée en bourses d’Ant, la branche financière de son empire.

Cette opération était censée rester dans les livres d’histoire et de records, qui aurait augmenté d’au moins 27 milliards de dollars (22,8 milliards d’euros) la fortune du père d’Alibaba, le champion chinois du e-commerce.

Prévue le 5 novembre, elle a été brutalement suspendue par les autorités chinoises, à 48 heures de la ligne d’arrivée. Une annulation de dernière minute inédite dans le monde de la finance.

Pékin justifie la décision par une nouvelle réglementation devant s’appliquer aux acteurs de la Fintech, les banques en ligne et les services financiers développés par des start-up et des géants du Web. Le secteur savait pourtant pertinemment qu’une telle réglementation, plus stricte que laxiste, finirait par tomber. Mais personne n’imaginait qu’elle serait annoncée à la veille de l’IPO (de l’anglais Initial Public Offering, introduction en Bourse) d’Ant, provoquant ainsi son report pour au moins six mois et réduisant à néant ses ambitions.

Alors qu’Ant prévoyait de lever plus de 35 milliards de dollars (près de 30 milliards d’euros) à Hongkong et à Shanghai, valorisant ainsi la compagnie à près de 300 milliards de dollars (plus de 250 milliards d’euros), les analystes tablent désormais sur des objectifs beaucoup plus limités, pour une capitalisation boursière ne dépassant pas les 140 milliards de dollars (près de 120 milliards d’euros).

Le discours fatal

Ce cinglant revers, Jack Ma le doit à un discours prononcé lors d’un sommet à Shanghai, le 24 octobre. Hybris ? Était-il grisé par l’enthousiasme que soulevait Ant sur les marchés ? Le père d’Alibaba s’était permis de plaider devant le gotha de la finance chinoise, et face aux régulateurs eux-mêmes, pour une « réforme » du secteur financier qui donnerait les coudées franches à la Fintech pour « disrupter » la banque traditionnelle et sa « mentalité de prêteur sur gages ».

« On ne devrait pas gérer un aéroport comme on gère une gare ferroviaire. On ne peut pas réglementer le futur par les méthodes du passé », s’était-il alors risqué. « Le système financier d’aujourd’hui est un héritage de l’âge industriel. Nous devons mettre en place un nouveau système pour la prochaine génération et pour les jeunes. Nous devons réformer le système actuel. »

Pour reprendre la formule chère à François Hollande, un patron chinois ne devrait pas dire ça. « C’était une claque dans la face des autorités financières, qui veulent au contraire plus de régulation, une erreur catastrophique de sa part, commente Alex Payette, fondateur du Cercius Group, un cabinet de conseil canadien spécialisé dans l’analyse du système politique chinois. Dans cette période, il aurait dû faire beaucoup plus attention à ce qu’il disait et faisait. Les compagnies comme Alibaba n’existent que parce que le parti accepte qu’elles existent. (…) Le Comité pour la stabilité et le développement financiers, qui est dirigé justement par Liu He, le conseiller économique de Xi Jinping, avait déjà averti qu’il allait falloir resserrer la réglementation. Ils avaient commencé depuis longtemps à en parler, lorsqu’ils avaient ouvert la Chine aux compagnies d’assurances et aux compagnies de cotation étrangères. Et Jack Ma se permet de dire exactement l’opposé ! Alibaba a beau être une entreprise très importante, on ne peut pas faire cela, ça ne se fait tout simplement pas en Chine. »

Ligne rouge

D’autant que Pékin a de très bonnes raisons de vouloir siffler la fin de la récré pour les géants de la tech. Tout d’abord, l’engouement autour d’Ant avait dépassé toute mesure, les évaluations de sa valorisation ayant triplé au fil de l’annonce de l’IPO, sans prendre en compte une éventuelle réglementation limitant sa profitabilité.

Le business d’Ant paraissait simple : offrir au plus de 700 millions d’utilisateurs de ses applis des crédits, des moyens de paiement, des solutions financières pour faire du e-commerce et même un accès à la Bourse.

Jusque-là, la société ne se considérait que comme un intermédiaire technique, entre les utilisateurs de ses applications et les banques partenaires. D’après les données soumises pour son IPO, Ant ne provisionnait donc que 2 % du volume des prêts qu’il avait facilité en 2019-2020.

Or, les nouvelles règles du jeu font s’évanouir les rêves du mastodonte de la Fintech. Il lui faudra désormais financer ces crédits à hauteur de 30 %. Cette décision ne sort pas de nulle part : en septembre, le régulateur chinois avait une fois de plus tiré la sonnette d’alarme sur la montée du risque de défaut de crédit. Et martelé sa volonté d’y remettre de l’ordre.

De même, les autorités font depuis plusieurs années la chasse au marché noir de la finance, à tous les acteurs non bancaires qui ont profité de la croissance et des zones grises du net pour fournir des services financiers, en particulier des crédits.

Or, en Chine plus qu’ailleurs, la stabilité du secteur financier n’est pas qu’un problème technique ou économique, c’est une question éminemment politique. Le secteur bancaire chinois est dominé par quatre grandes banques d’État, jalouses de leurs marchés et des procédures qui garantissent leur position. Il y reste encore très difficile d’ouvrir un compte ou d’obtenir une carte de crédit ! Alipay, le service de paiement d’Alibaba, et Ant avaient converti les immenses masses chinoises à la monnaie dématérialisée et au boursicotage, un potentiel de croissance tentant, mais risqué.

À l’inverse, les mammouths de la vieille banque sont peut-être beaucoup moins agiles, mais ils n’en demeurent pas moins stratégiques pour Pékin, qui ne peut s’en passer pour sa politique de stimulation de l’économie. Jack Ma avait clairement surévalué sa main.

Luttes factionnelles

Jusqu’où ira sa disgrâce ? Il pourrait ne s’agir que d’un coup de semonce pour le remettre dans le droit chemin. Mais certains détails laissent penser que la cabale ne s’arrêtera pas là. « Tout ce qui lui est tombé dessus après, les grands médias d’État qui disent qu’il y aura d’autres innovateurs que Jack Ma, c’est très mauvais signe, note Alex Payette. Le sursis qu’on avait donné aux financiers qui sont derrière Alibaba et Ant Financial arrive peut-être à expiration bientôt. »

Car, comme souvent en Chine, les affaires dissimulent des luttes de pouvoir. L’IPO d’Ant était soutenue par une filiale de la China Construction Bank, qui gravite autour du clan du vice-président Wang Qishan, autrefois principal allié de Xi Jinping, et semble-t-il en disgrâce lui-même depuis qu’un de ses proches, le magnat de l’immobilier Ren Zhiqiang, a été arrêté après avoir vertement critiqué le président chinois durant la crise du Covid-19, en février.

« Le sort de Jack Ma va dépendre de la décision non pas de s’attaquer à lui, mais à ceux qui sont derrière lui », pronostique donc Alex Payette. « S’ils ont vraiment envie de lui tomber dessus, il y aura énormément de raisons. Cela pourrait arriver si l’on a envie de se débarrasser de certaines personnes, de leur couper le portefeuille. On est déjà en train de créer de nouveaux outils financiers pour contrebalancer Alipay, qui, à court ou moyen terme, vont finir par fonctionner. »

Pour mettre fin à la position dominante du service de paiement d’Alibaba, qui sert à près de 60 % des paiements en Chine, Pékin a en effet lancé à l’automne un « yuan numérique ». Et vient de publier de nouvelles règles anti-monopole visant les géants de la tech. De très mauvais augure pour Jack Ma, qui pourrait se faire « disrupter » à son tour par le système chinois…

Avec LePoint