Le procès de Greg Kelly, l’ex-bras droit du grand patron en fuite, est en cours à Tokyo et les audiences sont instructives. Libération rapporte comment Toshiaki Ohnuma, un ex-secrétaire général de la firme, a cherché à dissimuler les primes et salaires différés promis à Ghosn. Un témoignage accablant.
«Cher Monsieur Ghosn, j’ai le plaisir de vous informer que vous avez été sélectionné comme bénéficiaire du Programme incitatif de long terme en vertu duquel vous aurez la possibilité de recevoir un paiement exceptionnel…» Cette lettre est destinée à Carlos Ghosn, PDG de Nissan. Elle est signée… de la plume de Carlos Ghosn, alors PDG de Nissan. Elle fait partie des nombreuses pièces à conviction présentées cette semaine par les procureurs au tribunal de Tokyo, au cours des audiences du procès de Greg Kelly, l’ex-bras droit de l’ancien patron de l’Alliance Renault-Nissan chez le constructeur japonais, actuellement jugé à Tokyo pour sa complicité présumée dans les agissements de Ghosn.
Ce dernier a fui le Japon pour se réfugier à Beyrouth au Liban au cours d’une évasion rocambolesque fin 2019 et ne répondra donc pas des accusations de malversations financières dont il fait l’objet de la part de la justice japonaise. Mais Kelly, pas plus que les autres protagonistes de l’affaire, n’a l’intention de porter le chapeau pour le fuyard.
Il faut dire que les documents cités au procès sont plutôt parlants. Particularité de la lettre de paiement de Carlos Ghosn à Ghosn : il existe en plusieurs exemplaires différemment datés pour quatre années successives, d’avril 2009 à mars 2013. Mais tous les exemplaires ont été fabriqués en même temps, en avril 2013… «Ils sont tous antidatés. Il fallait aussi donner l’impression que le programme incitatif en question était destiné à plusieurs personnes, même si en réalité ce n’était que pour lui, Ghosn.» Ces propos sont ceux de l’ex-chef du secrétariat général de Nissan, Toshiaki Ohnuma.
Ce sexagénaire tout frêle témoigne tout ce mois d’octobre. Depuis 2010, il était chargé de trouver un stratagème pour que les salaires de Carlos Ghosn déclarés aux actionnaires n’excèdent pas le montant annuel jugé «raisonnable» d’un milliard de yens (huit millions d’euros). Sauf que, dans la réalité, Ghosn voulait plus, le double. C’est ce qu’il gagnait avant 2010 chez Nissan sans être obligé de le préciser dans les rapports financiers de l’entreprise.
«Dear Mister Ghosn»
Mais, en 2010, la loi change et la vie d’Ohnuma aussi. A partir de ce moment, le voilà embringué dans une affaire qui finit par le dépasser : bon salarié japonais discipliné, il s’est plié en quatre pour échafauder de nombreux plans afin que «Dear Mister Ghosn» ne souffre d’aucun manque à gagner. Ohnuma fait son maximum, il est content quand, dans un tableau présenté au PDG, il avait prévu une case «prime» dans laquelle le patron a pu inscrire lui-même avec son stylo-plume à encre bleue «200 millions de yens», l’équivalent de 1,6 million d’euros. Il voulait une prime cette année-là. Ohnuma se souvient avoir alors pensé : «J’ai bien fait de prévoir cette case.» Car Ohnuma avait, dit-il, directement été chargé par Ghosn de «gérer ses rétributions en trois catégories : rémunération fixe, rémunération payée et rémunération différée».
Ce que Ghosn ou d’autres lui demandent de faire, il le fait, consciencieusement : créer une filiale-écran aux Pays-Bas, une autre à Dubaï, fabriquer des documents faux. Mais un à un, les plans tombent à l’eau, jugés dangereux, infaisables. Et Ohnuma devait repartir au charbon, trouver autre chose. Pendant des années, il a fait tous les efforts possibles : «Les rétributions différées de Carlos Ghosn étaient une affaire extrêmement confidentielle, il était important que cela ne se sache pas, ni en interne ni à l’extérieur», dit-il en réponse aux questions du procureur. L’interrogatoire qui se poursuit lentement est extrêmement précis. Parfois, le témoin se trompe, rectifie, n’ose pas dire qu’il est fatigué, hésite à boire l’eau placée devant lui. Le procureur le traite avec égard, car l’homme est dans son camp. C’est un des témoins vedettes avant Hari Nada, un autre responsable de Nissan.
Montants astronomiques
Ce sont eux les «lanceurs d’alerte», eux qui ont vendu la mèche aux autorités, eux qui ont ressorti des placards leurs dossiers et les ont offerts aux enquêteurs. Sur les écrans de la salle d’audience sont projetés des tableaux qui récapitulent les émoluments de Ghosn passés et à venir, avec des montants astronomiques (jusqu’à 178 millions de dollars, environ 151 millions d’euros), des mails, des lettres-accords rédigées dans un anglais laborieux mais paraphées.
Parfois, ces documents présentent des inscriptions manuscrites quasi illisibles, tremblantes, de travers. «Ce sont des notes que j’ai prises lors d’un rendez-vous avec Carlos Ghosn», dit Ohnuma qui n’arrive plus à se relire. Etait-il à ce point impressionné par le patron le plus charismatique du Japon ? La suite des audiences le confirme. Il ne pouvait dire clairement à Ghosn, «c’est impossible».
Après avoir subi plusieurs contrôles du cabinet d’audit de Nissan et des agents des impôts, Ohnuma comprend le danger d’avoir fait provisionner sous un prétexte fallacieux 80 millions de dollars pour Ghosn, montant qui devait lui être versé sous des modalités encore mal définies, mais dont les montants année par année étaient bien précis. Ohnuma, qui craint pour lui-même, finit enfin par dire à Ghosn : il faut annuler. Le changement d’attitude du secrétaire général dévoué découle des remords qui le taraudent depuis ce jour de 2015 où il a sciemment transmis aux commissaires aux comptes «des listes de noms et montants falsifiés». «Je le regrette encore aujourd’hui.» Qu’est-il advenu des «rémunérations différées» de Ghosn ? On le saura lors de prochaines audiences mais, dans l’immédiat, l’accusé Kelly, qui prend des notes très sereinement, semble se demander ce qu’il fait là, et la salle avec lui.