La bataille juridique se poursuit entre le bureau du procureur Fatou Bensouda et le conseil de la défense de Laurent Gbagbo et Blé Goudé avec à sa tête Me Emmanuel Altit.
Après avoir interjeté appel suite à la décision des juges de la Cour Pénale Internationale (CPI) d’acquitter les deux accusés, la défense a envoyé par écrit ses observations.
Selon elle , il convient donc de constater d’ores et déjà que, puisque le débat porte non pas sur le principe de la liberté mais simplement sur l’imposition ou non de conditions mises à la liberté de Laurent Gbagbo, ordonner le maintien en détention le temps de l’examen de cette question des conditions mises à la liberté aurait des conséquences excédant largement la question en débat.
« La réalité est que Laurent Gbagbo a réaffirmé à de nombreuses reprises qu’il n’avait aucune intention de fuir ou de se soustraire à la justice. Laurent Gbagbo a toujours respecté ses obligations et a toujours exprimé son respect et son engagement vis-à-vis de la Cour. Sa volonté de respecter ses obligations, exprimées de manière constante et indéfectible, doit être entendue. Il a toujours respecté toutes les décisions de la Cour, et a toujours affirmé sa volonté de voir le processus judiciaire aller à son terme. En outre, Laurent Gbagbo a signé le 16 décembre 2019, un document par lequel il s’engage à se présenter à toute convocation qui lui serait adressée par la Cour pénale internationale », a écrit Me Altit avant de demander le rejet par la chambre d’appel de la demande présentée par le Procureur visant à obtenir l’effet suspensif de la décision de mise en liberté immédiate de Laurent Gbagbo
Voici des extraits
Ci-dessous de larges extraits des observations de l’avocat de Laurent Gbagbo présentées en 39 points consultés sur le site de la CPI.
15-Concernant l’appel sur la décision de remise en liberté, il convient de noter que le Procureur ne s’oppose pas à la mise en liberté en tant que telle mais souhaite obtenir de la Chambre d’appel qu’elle reconnaisse que la Chambre de première instance aurait dû ordonner une mise en liberté assortie de conditions: « In its document in support of the appeal against the Decision, the Prosecution will clarify that it would not oppose conditional release under rule 119, if the flight risk can be mitigated by imposing a series of conditions in relation to the release of the Accused »13.
- Par conséquent, il convient donc de constater d’ores et déjà que, puisque le débat porte non pas sur le principe de la liberté mais simplement sur l’imposition ou non de conditions mises à la liberté de Laurent Gbagbo, ordonner le maintien en détention le temps de l’examen de cette question des conditions mises à la liberté aurait des conséquences excédant largement la question en débat – l’imposition ou non de conditions – puisqu’un homme reconnu innocent par la Chambre de première instance et acquitté de toutes les charges portées contre lui se verrait ipso facto privé de sa liberté, alors que 1) la Chambre de première instance a expressément prononcé sa mise en liberté immédiate 2) la Chambre de première instance a rejeté expressément la demande de l’Accusation visant à imposer des conditions à la liberté de Laurent Gbagbo et 3) l’Accusation n’a pas demandé le maintien en détention. Autrement dit, décider aujourd’hui d’un effet suspensif et priver Laurent Gbagbo de sa liberté, dépasserait et la demande de l’Accusation et la question qui était en débat devant la Chambre de première instance.
- Sur la forme de la requête du Procureur.
- Premièrement, il convient de constater que le Procureur présente devant la Chambre d’appel les mêmes arguments que ceux développés devant la Chambre de première instance dans sa requête du 15 janvier 2019. Devant la Chambre de première instance ces arguments ont servi à demander à ce que la liberté de Laurent Gbagbo soit assortie de conditions en vertu des Articles 81(3)(c)(i) et de la Règle 119. Ici, ils servent à demander l’effet suspensif. Les arguments développés dans le présent appel sont en réalité un simple copier-coller extrait de la requête du 15 janvier 2019. La Chambre d’appel pourra aisément constater que les paragraphes 24 à 28 de l’appel de l’accusation sont une reproduction quasi à l’identique des paragraphes 20(a)(i) à 20(a)(ii) de la requête de l’Accusation du 15 janvier 2019.
- Or, ce sont ces arguments qui ont déjà été rejetés par la majorité de la Chambre dans sa décision orale du 16 janvier 2019 lorsque la Chambre de première instance a refusé d’assortir la liberté de Laurent Gbagbo de conditions.
- Le fait que le Procureur reprenne devant la Chambre d’appel les mêmes arguments que ceux développés devant la Chambre de première instance pour obtenir un résultat différent n’est pas neutre : si la Chambre d’appel le suivait et prononçait sur la base de ces arguments l’effet suspensif, elle reviendrait ipso facto sur la décision de la Chambre de première instance, se prononçant alors sur le fond de l’appel. La procédure d’appel sur la fond de la demande de mise en liberté serait dès lors vidée de son sens.
- De plus, l’approche adoptée par l’Accusation, visant à utiliser les mêmes arguments pour demander l’effet suspensif que ceux utilisés pour demander à la Chambre de première instance l’imposition de conditions à la liberté de Laurent Gbagbo, conduit à placer la Chambre d’appel en porte-à-faux. En effet, suivre le Procureur conduirait la Chambre d’appel à devoir examiner des arguments de fond présentés par le Procureur relatifs au bien-fondé ou pas d’éventuelles conditions mises à la liberté de Laurent Gbagbo, alors que la Chambre d’appel n’est censé se prononcer – dans le cadre de ce qui lui sera demandé par l’Accusation concernant l’examen du bien-fondé de la mise en liberté immédiate sans condition – que sur le caractère raisonnable des conclusions de la Chambre de première instance. En d’autres termes, le Procureur essaie de faire valider des arguments visant à limiter la liberté de Laurent Gbagbo sous couvert d’un débat sur l’effet suspensif.
- Notons que c’est pour éviter des telles difficultés que la Chambre d’appel dans l’affaire Ngudjolo avait refusé de considérer certains des arguments présentés par le Procureur dans le cadre de sa demande d’effet suspensif parce qu’ils touchaient au fond de l’appel sur la liberté immédiate14.
- Deuxièmement, la Défense note que le Procureur indique que « The Prosecution submits that these facts constitute particularly strong reasons justifying why the Appeals Chamber should grant suspensive effect of the appeal under article 81(3)(c)(ii). The Prosecution will develop these arguments and offer additional ones establishing the “exceptional circumstances” test enshrined in article 81(3)(c)(i) in its document in support of the appeal »15. En indiquant qu’il développera des arguments (« these arguments ») concernant la question de l’effet suspensif après que la présente discussion a eu lieu, le Procureur semble ne pas avoir saisi que la discussion ne pourrait être sans cesse recommencée.
- Troisièmement, la Défense note que l’Accusation fait systématiquement référence aux « Accusés » dans son document. En utilisant une telle formule, elle semble dénier à Laurent Gbagbo sa qualité d’ « acquitté », c’est-à-dire non seulement une personne présumée innocente, mais reconnue innocente par les Juges de la cour pénale internationale.
- La décision de la Chambre de première instance du 15 janvier 2019 ne peut être ignorée car elle emporte des conséquences fondamentales du point de vue légal : ce n’est plus d’un Accusé dont il s’agit mais d’une personne reconnue innocente, et qui dispose donc de l’intégralité de ses droits, notamment de son droit à la liberté.
Sur la demande d’effet suspensif.
- La liberté est un droit essentiel qui appartient à tout être humain. Sans liberté, l’être humain ne s’appartient pas. Il appartient à d’autres, ceux qui ont les clefs de cette liberté. Autrement dit, pas d’égale dignité d’un homme par rapport aux autres s’il est privé de sa liberté.
- Le caractère essentiel du principe de liberté explique qu’il ne peut être porté atteinte à la liberté d’un homme que dans des conditions particulières, déterminées strictement par la loi, lorsque de telles atteintes sont absolument nécessaires. C’est pourquoi, par exemple, le Statut de Rome prévoit, lorsqu’il s’agit d’un Accusé que ce dernier ne peut être privé de sa liberté que si des conditions strictes sont réunies (Articles 58 et 60 du Statut). Mais ici, la question de la liberté ne s’applique pas à un Accusé, elle s’applique à un homme reconnu innocent par les Juges, acquitté par eux. A fortiori, toute atteinte à la liberté d’un tel homme, qui n’est plus accusé, doit être exceptionnelle et répondre à des conditions de nécessité absolue. C’est ce que disait le Président Cotte dans l’affaire Ngudjolo : «« à ce stade procédural, la liberté doit être en effet plus que jamais la règle et la détention l’exception »16.
- Cette exigenge d’absolue nécessité explique que le Statut ne prévoit la possibilité de limiter la liberté d’une personne reconnue innocente que dans le cas de « circonstances exceptionnelles ».
- Or, la Chambre de première instance a considéré dans sa décision du 16 janvier 2019 qu’à aucun moment l’Accusation n’avait démontré de quelconques « circonstances exceptionnelles » s’appliquant à la situation de Laurent Gbagbo, que ce soit sous l’angle de la gravité des crimes, du risque de fuite ou d’un éventuel appel. La seule circonstance exceptionnelle relevée par la Chambre est la faiblesse de la preuve de l’Accusation17.
- Il est important de noter ce point : la Chambre de première instance a examiné sur le fond les arguments que présente aujourd’hui le Procureur en vue d’obtenir l’effet suspensif de la liberté de Laurent Gbagbo et les a écartés, confirmant la mise en liberté sans condition de Laurent Gbagbo.
Concernant la demande du Procureur en effet suspensif, il convient de noter que la jurisprudence de la Chambre d’appel est la suivante : « pour que la Chambre ordonne une suspension qui entraînerait le maintien en détention [d’une personne] en attendant qu’il ait été statué sur l’appel interjeté par le Procureur contre la Décision attaquée, il doit exister des raisons particulièrement fortes qui l’emportent sur le droit de l’intéressé d’être mis en liberté immédiatement après son acquittement »18.
- Or, à aucun moment dans son appel le Procureur ne présente d’arguments étayés qui pourraient être assimilés de près ou de loin à des « raisons particulièrement fortes » qui justifieraient de l’atteinte à la liberté de Laurent Gbagbo.
- Non seulement les Juges de la Chambre de première instance avaient déjà (cf supra) considéré qu’aucun des arguments repris ici par le Procureur ne constituait une « circonstance exceptionnelle » pouvant justifier une atteinte à la liberté de Laurent Gbagbo, mais encore si l’on examine la teneur de la présente demande du Procureur, il convient de constater que le Procureur ne fait état que de spéculations non-étayées, ne démontrant rien.
- Le Procureur évoque ce qu’il appelle un « concrete risk that the Accused will not appear for the continuation of the proceedings »19.
- Premièrement, il convient de rappeler que la Chambre d’appel dans l’affaire Ngudjolo notait que: « De l’avis de la Chambre d’appel, le Procureur n’a pas présenté de [raisons particulièrement fortes]. Il invoque à titre principal à l’appui de sa demande que le fait de ne pas ordonner d’effet suspensif pourrait rendre sans objet l’appel interjeté contre la Décision attaquée, ainsi que le recours qu’il entend former contre le Jugement, car Mathieu Ngudjolo pourrait s’enfuir. En l’espèce, et après examen des arguments du Procureur, cette raison ne suffit pas à elle seule à convaincre la Chambre d’appel d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour ordonner que l’appel emporte effet suspensif, compte tenu de l’importance que revêt le droit de Mathieu Ngudjolo d’être mis en liberté immédiatement après son acquittement »20.
- Il n’existe aucune raison que la Chambre d’appel s’écarte ici de sa propre jurisprudence : émettre la simple hypothèse d’un risque de fuite ne peut fonder l’atteinte à la liberté d’un homme acquitté par les Juges. D’autant plus lorsque l’on constate que le Procureur ne donne jamais d’éléments concrets qui permettraient d’établir la réalité concrète et objective d’un prétendu risque de fuite. Le fait que Laurent Gbagbo bénéficie d’un soutien populaire ne peut, à l’évidence, constituer une raison suffisante pour considérer qu’existerait un risque de fuite objectif ; ni qu’il aurait l’intention de se soustraire à la justice. Pourquoi Laurent Gbagbo voudrait-il se soustraire à une justice qui l’a acquitté ? cela ne fait pas grand sens.
- Tout aussi peu convaincants, les développements du Procureur concernant le nonrespect hypothétique par tel ou tel Etat de ses obligations vis-à-vis de la Cour : il s’agit de spéculations.
- Pour comprendre la vacuité de l’argumentation du Procureur, il faut non pasraisonner dans l’abstrait, mais s’intéresser concrètement à la personne dont il s’agit. C’est exactement ce qu’a fait la Chambre de première instance : « Il convient d’évaluer le risque de fuite par rapport à chaque individu et à leurs circonstances »21.
- Laurent Gbagbo est un homme de 73 ans, affaibli par huit années de détention (dont huit mois de détention préventive dans des conditions inhumaines dans le Nord de la Côte d’Ivoire). La suggestion du Procureur selon qui il pourrait exister un risque de fuite non seulement n’est fondée sur rien, mais en plus n’a pas grand sens. Comment imaginer une seule seconde qu’un homme de 73 ans, connu du monde entier, souffrant de pathologies nécessitant un traitement régulier, pourrait avoir la moindre envie de verser dans la clandestinité?
- La réalité est que Laurent Gbagbo a réaffirmé à de nombreuses reprises qu’il n’avait aucune intention de fuir ou de se soustraire à la justice. Laurent Gbagbo a toujours respecté ses obligations et a toujours exprimé son respect et son engagement vis-à-vis de la Cour. Sa volonté de respecter ses obligations, exprimées de manière constante et indéfectible, doit être entendue. Il a toujours respecté toutes les décisions de la Cour, et a toujours affirmé sa volonté de voir le processus judiciaire aller à son terme. En outre, Laurent Gbagbo a signé le 16 janvier 2019, un document par lequel il s’engage à se présenter à toute convocation qui lui serait adressée par la Cour pénale internationale.
PAR CES MOTIFS, PLAISE À LA CHAMBRE D’APPEL, DE:
– Rejeter la demande présentée par le Procureur visant à obtenir l’effet suspensif de la décision de mise en liberté immédiate de Laurent Gbagbo.
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Emmanuel Altit
Conseil Principal de Laurent Gbagbo
Fait le 17 janvier 2019 à La Haye, Pays-Bas