À l’aube de ses 50 ans, le Togolais Didier Acouetey reste parmi les chasseurs de tête qui comptent sur le continent. Le président du cabinet de ressources humaines AfricSearch, qu’il a fondé en 1996, scrute depuis plus de vingt ans le continent.
Il a notamment derrière lui la création du groupe de réflexion « Renaissance africaine » en 1991 qui avait déjà pour objectif de mobiliser des jeunes Africains formés pour le développement de leur continent d’origine. Ou encore celle du salon AfricTalents en 1999.
Élu meilleur entrepreneur africain de France en 2014, il a lancé la même année le premier forum de financement des PME. Entretien avec un expert du conseil en recrutement d’Africains pour l’Afrique.
Jeune Afrique Emploi & Formation : Comment définir votre métier en 2018 ?
Didier Acouetey : D’abord, le métier évolue à la faveur de l’industrie numérique. La digitalisation de nos économies tend à bouleverser la manière dont le chasseur de tête approche son marché et la manière dont le client s’attend à ce que le service lui soit délivré. Être chasseur de têtes en 2018 et dans les années qui viennent, c’est donc avoir une approche plus fine et sophistiquée du candidat car vous avez en parallèle des réseaux sociaux comme LinkedIn qui constituent aussi des relais pour les entreprises et raccourcissent le temps de recherche pour le client.
Quel changement pour les marchés de l’emploi sur le continent ?
On ne peut pas dire que l’offre soit pléthorique pour les candidats puisqu’on estime que l’Afrique crée chaque année entre trois et quatre millions d’emplois alors qu’il lui en faudrait 12 à 15 millions. Pourtant les candidats sont plus exigeants qu’il y a vingt ans. Ils sont mieux informés sur les bassins d’emploi, sur les dynamiques et sur ce qu’ils peuvent espérer. Autre élément, l’emploi lui-même va beaucoup évoluer. Jusqu’à présent, vous preniez un poste, vous y restiez cinq, dix ou quinze ans. Ce sera bientôt du passé. Les candidats vont devoir s’adapter encore plus au marché. Cela va changer les pratiques du chasseur de tête qui ne va pas forcément recruter des candidats pour une longue durée.
Selon vous, quels sont les secteurs prometteurs en termes d’emploi et quels sont les profils qui plaisent ?
Le secteur financier bouge énormément compte tenu du faible taux de bancarisation des Africains. Celui-ci varie de 15 à 25 % selon les pays et tend à se massifier, ce qui veut dire que l’industrie a une pénétration forte qui va s’accélérer et demander de plus en plus de ressources et de talents. Il y a bien sûr l’agro-industrie dont les taux de transformation agricole demeurent extrêmement faibles. Cela va nécessiter des profils techniques et des experts en marketing. L’industrie des infrastructures, avec tous les projets de routes, d’aéroports, de centrales énergétiques, a de plus en plus besoin de main d’œuvre. Il y a la grande distribution également. Les grands groupes profitent de l’urbanisation galopante et de l’éclosion d’une classe moyenne. Ils s’installent à Nairobi, à Abidjan, au Sénégal, au Togo, ou au Bénin.
Sur quels types de métiers observe-t-on une pénurie ?
Les profils techniques sont de plus en plus demandés. Et malheureusement le continent n’en produit pas assez aujourd’hui, le déficit est énorme. En réaction le Conseil français des investisseurs en Afrique (Cian) a lancé un processus de labellisation de centres d’excellence dans les métiers techniques tels qu’à Yamoussoukro, où des partenariats sont mis en place avec des entreprises. La Banque mondiale a également prêté un peu plus de 150 millions de dollars pour financer près de 25 universités dans les filières techniques.
Quelles qualités doivent avoir les candidats pour ces profils techniques ?
L’adaptabilité, c’est très important. Selon une étude de Dell, 80 % des nouveaux métiers qui vont apparaître dans les vingt prochaines années n’existent pas pour le moment. Une autre étude du World Economic Forum indiquait que 30 % des compétences dont les entreprises auront besoin sont inconnues aujourd’hui. Il est évident qu’un candidat incapable de s’adapter aura peu de chance de survivre à l’économie de demain. C’est ce que j’appelle le gâteau mille-feuille. Vous avez la couche qui constitue le socle de connaissance et de compétences. Et puis vous allez accumuler d’autres petites connaissances pour constituer le mille-feuille afin de vous adapter aux changements. Ensuite il y a les fameuses soft skills. Autant de choses qui vont permettre aux cadres de réussir.
Les programmes de soutien à la création d’entreprise vous semblent-ils efficaces pour enrayer le chômage des jeunes ?
C’est une nécessité. Mais il ne faut pas que la création d’entreprise devienne une solution par défaut. Tout le monde n’est pas entrepreneur ni créateur. La manière dont les programmes sont montés garantit l’échec de ces entrepreneurs. J’ai vu dans certains États des jeunes qui montent des projets de 100 millions de francs CFA. Mais si vous leur donnez 200 000 francs CFA, ils ne vont nulle part. Ces programmes sont simplement des réponses à court terme pour dire « on a aidé des jeunes ». La plupart du temps les projets échouent car on n’a pas créé l’écosystème d’accompagnement et de financement. Lorsque la Banque mondiale et le Bénin avaient lancé un projet de croissance intégré, j’étais le président du comité de pilotage. Nous avons retenu 130 entrepreneurs. Avant de passer au financement, on s’est d’abord assuré de la viabilité des entreprises à soutenir. Elles devaient d’abord mobiliser le financement bancaire. Cela a permis de créer 1 500 à 2 000 emplois.
Les opérations de certains États vous semblent-elles purement marketing ?
Oui il y a beaucoup trop de marketing. On peut faire du marketing plus intelligent avec des opérations où on installerait des petites entreprises avec du suivi, de l’incubation, des accès à des marchés publics, etc. Malheureusement, pour l’heure, les jeunes reviennent sur le marché quelques mois après.
Sommes-nous donc aujourd’hui dans la fuite ou le retour des cerveaux ?
Nous sommes toujours dans la fuite des cerveaux avec une tendance au retour beaucoup plus importante qu’il y a vingt ans. D’un côté, nous avons près 20 000 cadres supérieurs qui quittent l’Afrique chaque année. Malheureusement nous n’avons pas de statistiques pour ceux qui rentrent.
Que pensez-vous du développement du secteur privé dans l’enseignement supérieur et de la vision utilitariste qu’il véhicule ?
L’apparition du secteur privé, qui remonte aux pays francophones au début années 1990, a été une vraie réponse. L’inconvénient c’est son développement très rapide que les États n’arrivent pas à réguler. Ce secteur commence à produire beaucoup d’écoles de deuxième voire troisième catégorie qui fournissent des diplômes mais pas de compétences aux étudiants et se développe davantage dans les business schools car le ticket d’entrée est faible. Là est le danger. En revanche, c’est le désert concernant les filières techniques qui requiert plus d’investissement dans les équipements. Quant à la vision utilitariste,autrement dit l’adéquation formation emploi, ce sera un concept obsolète dans quelques années, car on a besoin de cinq à dix ans pour comprendre les grandes tendances d’un secteur. Or certains métiers évoluent très vite. On parlera plutôt d’adaptation permanente sur des temporalités beaucoup plus courtes. Les entreprises vont s’inviter énormément dans les écoles pour dessiner les tendances immédiates, avec des ruptures qui vont être plus rapides.
Comment voyez-vous l’Afrique de demain ?
Il y a deux scénarios. Le premier optimiste. Celui du retour de la croissance et des transformations économiques, comme on le voit au Ghana, au Rwanda où les changements sont rapides avec une jeune génération mieux formés et la digitalisation économique qui offre beaucoup d’opportunités. Le second plus pessimiste. Celui des transformations politiques qui ne se font pas et qui menacent de nous faire retourner en arrière. On le voit dans les universités et les écoles. Le niveau de l’éducation a baissé par rapport à l’époque où j’étudiais en Afrique. Idem pour les centres de soins. Malheureusement, la croissance démographique et la croissance économique ne se sont pas reflétés dans le niveau éducatif, les progrès sociaux, la réduction de la pauvreté, le développement des infrastructures. Beaucoup de politiques ont manqué de vision et de volonté. Nous sommes restés dans l’instabilité politique dans beaucoup de pays. Le schéma optimiste dépend de cette transformation politique, du système éducatif et d’une meilleure répartition des richesses.