Le patron de Maersk Line Togo accorde sa première longue interview à la presse après sa participation, en juillet dernier à Paris, au programme Young Leaders de la fondation AfricaFrance. L’occasion de lever un coin du voile sur son impressionnant et ‘kilométrique’ parcours, ses entreprises, le contenu du programme tenu dans la capitale française, ses propres ambitions, les clés de son succès et d’adresser un message aux jeunes.
Lundi 14 août, 15h15, veille de l’Assomption. Nous avons rendez-vous avec le patron de l’une des principales multinationales installées au Togo. Edem Kokou TENGUÉ, Togolais, 36 ans, est à la fois Directeur général de Maersk Line Togo, patron d’Emergence Capital, et membre du Bureau exécutif de l’Association de grandes entreprises du Togo (AGET).
Le jeune patron vient nous accueillir, sans protocole particulier, à la salle d’attente de ses bureaux situés au 2è étage de l’immeuble jouxtant un grand hôtel en bordure de mer à Lomé. Taille moyenne, cheveux afro courts, lunettes cerclées, chemise bleue, cravate noire, il a l’allure décontractée avec l’élégance d’un banquier. Il nous dira, plus tard au cours de l’entretien, qu’il se prédestinait à une carrière en banque. L’homme est affable et nous tend la main poliment.
Il nous fait pénétrer dans un grand espace de travail qui, sur un décompte rapide, abriterait une trentaine de collaborateurs dans d’impeccables costumes devant leurs différents postes, avant d’aller rejoindre son bureau design anglo-saxon d’environ 36 mètres carrés.
À 15 heures 20 précises, après quelques échanges d’usage sur la pertinence de la démarche, il se plie à l’exercice avec bonne volonté.
LFRII L’ENTREPRENANT : M. TENGUÉ, effectuer un parcours professionnel international dans un holding plus que centenaire, leader dans son domaine avec des traditions et après être à la tête de sa filiale dans son pays. S’il fallait donner les trois traits de caractère qui sont votre moteur, lesquels choisiriez-vous ?
Edem Kokou TENGUÉ : Je dirais pragmatique, ambitieux et déterminé.
Pragmatique, parce que je pense qu’il faut faire avec ce qu’on trouve, et nulle part ailleurs dans le monde les choses ne sont parfaites. Ambitieux, parce que j’estime que nos frères et sœurs attendent beaucoup de nous et il nous faut élever chaque fois la barre. Enfin, déterminé parce que lorsqu’on est ambitieux, il y a beaucoup d’obstacles et de vents contraires, il est important de ne pas abandonner à la première difficulté.
Voilà les trois piliers de mon fonctionnement.
Vous êtes relativement jeune, la trentaine, patron de MAERSK Line Togo et d’Emergence Capital. Un niveau qui n’est pas le fruit du hasard. Pourriez-vous nous donner un bref aperçu du parcours formatif qui vous y a conduit ?
Il faut reconnaître que je suis venu au transport maritime un peu comme un cheveu dans la soupe. En réalité, je me destinais à une carrière à la banque. J’avais déjà même commencé par travailler à Ecobank. Et c’était là, qu’avec un groupe d’amis, j’avais passé un test de recrutement du programme appelé Maersk International Shipping Education dont je savais peu de choses.
C’est après que Maersk m’a appelé pour m’expliquer que c’est une formation. Intéressé par l’opportunité, j’ai mis fin à ma carrière naissante en banque et j’ai rejoint le groupe à travers ce programme à Copenhague (Danemark).
C’est un programme emploi-formation. Une formation académique d’un très haut niveau avec des professeurs et professionnels de renom du monde couplé avec un travail en agence. Il faut dire que cela n’a pas été facile avec tous les cours, y compris ceux du Droit maritime et des affaires, qui étaient en anglais, alors que je parlais à peine la langue de Shakespeare. Mais je crois que tel que dit tantôt, c’est la détermination qui m’a permis de tenir pendant les deux (2) ans de formation et d’être bien classé à la sortie.
Après cette étape, j’ai rejoint le bureau de Göteborg (Suède) en tant qu’assistant au Directeur financier régional d’alors, M. Stein Peneropp. Et c’est à cette époque que j’ai demandé à ma hiérarchie de m’inscrire en Master Finances à l’Université de Leicester (Angleterre). Donc, j’étais entre l’Angleterre et la Suède et j’étudiais en ‘Part time’.
Même avant la fin de la formation en Finances, j’ai été contacté par le Directeur Général de Maersk Togo d’alors, M. Sébastien Yves Ménager, l’actuel D.G. de la Société béninoise de Brasserie qui m’a proposé de rentrer, parce qu’ils venaient de recruter un Directeur financier indien qui avait des problèmes de langue et de fiscalité togolaise. Et comme ça, je suis rentré en tant que Directeur financier adjoint pour être, 4 mois plus tard, nommé Directeur financier.
Il faut dire que j’ai un parcours formation-emploi. Après mon Master à Leicester, j’ai fait le programme Certified Public Accountant (CPA), l’équivalent de l’expertise-comptable chez les Anglo-saxons que j’ai fini, auquel j’ai ajouté un Master en Administration publique à l’Université de Birmingham. Un choix motivé par l’ambition d’avoir un profil qui répond aussi bien au secteur privé que public.
A ce diplôme j’ai ajouté un Exécutive Master de Science Po à Paris et également un Certificat supérieur de Management de l’Université de Stellenbosch en Afrique du Sud.
J’ai plutôt pas mal roulé ma bosse (rire). L’objectif étant d’allier ma carrière professionnelle à des formations académiques solides et rigoureuses de haut niveau.
C’est ce que je peux dire sur mon parcours avant d’être nommé Directeur Général à Maersk Line Togo.
Vous êtes aussi patron d’Emergence Capital. Pourriez-vous nous présenter cette entreprise ?
Emergence Capital est une société d’apporteurs d’affaires sur le marché financier de l’Uemoa. Il faut avouer que j’ai toujours eu un penchant pour ce secteur. Quand j’étais à Göteborg, je m’occupais principalement de la gestion de la trésorerie. Et il m’arrivait d’opérer des placements au Copenhague Stock Exchange, leur bourse de valeurs. Et c’est à cette époque que j’ai pris goût au marché financier.
Avec des amis, j’ai cofondé au Togo, Emergence Capital qui est ce qu’on appelle dans le monde anglo-saxon du ‘brokering’, du courtage. Nous mettons en rapport les Sociétés de gestion et d’intermédiation (SGI) et les Sociétés d’Asset management avec des gens qui ont de la trésorerie pour acheter leurs produits.
Bientôt, nous aurons deux ans. Comme parcours, en dehors de certains bons deals sur lesquels nous sommes intervenus, il est mitigé. Situation due en partie aux incertitudes politiques qui planent sur la succession du président Ouattara, puisque la Côte d’Ivoire est la première économie de la région et que le marché y est situé. Ce qui rend les investisseurs un peu frileux.
Mais ce n’est pas une raison pour abandonner. Je suis en train de restaffer Emergence Capital pour lui donner une autre vision et dimension. Ça, je vous en dirais plus quand tout sera prêt (sourires).
Quand on parle de Maersk, on voit des bateaux sur la mer avec des conteneurs à son effigie. Pourriez-vous nous donner un aperçu des activités du groupe ?
Le groupe Maersk est une entreprise créée en 1904 aux activités très diversifiées. Elles vont du transport maritime à la manutention, en passant par l’énergie, l’Oil&Gas avec l’exploration pétrolière et gazière et son transport. Il y a également le chartering, qui est la location de navire. Il est également présent dans la distribution dans les grandes surfaces en Europe. Il y a aussi le développement des infrastructures. Par exemple, ce mois d’août, le groupe a levé plus de 500 millions de dollars pour investir dans les infrastructures en Afrique.
Au Togo, nous sommes présents dans le transport maritime. Nous avons essayé sans succès la manutention portuaire au travers de notre filiale APM Terminal. C’est vrai, les autres activités ne sont pas encore déployées au Togo, mais nous étudions toutes les éventualités en rapport avec les opportunités devant se présenter sur le marché togolais et nous pourrions voir comment intervenir.
En tant que chef d’entreprise, quelles qualités doit avoir un jeune pour arriver à réussir ses ambitions et évoluer dans une entreprise, en prenant votre parcours par exemple ?
Pour mon parcours, comme dit, je suis arrivé par hasard. .
Mais pour évoluer, c’était parce que j’avais accepté toutes les tâches qu’on me donnait, ce qui m’a permis d’apprendre beaucoup sur les différents départements de l’entreprise et son fonctionnement. Je pense aussi que j’avais développé un certain esprit de défense d’une position, d’une stratégie ce qui n’était pas commun aux autres. Et pour le D.G. d’alors, le Danois David Skov, ce sont peut-être ces qualités qu’il a appréciées.
Dès les premiers pas dans l’entreprise, en plus des connaissances académiques qui sont apportées, ce sont les qualités managériales qui font démarquer et font que certaines personnes sont plus remarquées que d’autres par les chefs d’entreprise.
Il y a certaines qualités qu’il faut cultiver, l’esprit d’équipe, la collaboration, la vision stratégique. Quand on vous confie une tâche, il est important de mettre en place une tactique pour la réussite de cette mission.
Il faut également connaître les différents métiers de l’entreprise et ne pas s’arrêter à votre tâche individuelle. Cela joue après un rôle important dans les évolutions de carrière.
Vous avez séjourné le mois de juillet en France dans le cadre du programme Young Leaders initié par la fondation AfricaFrance et l’Agence Française de Développement (AfD). Pourriez-vous nous dire ce qu’il en était et partager vos expériences sur certaines des activités marquantes ?
Je vous remercie de me donner cette opportunité pour en parler à vos lecteurs. J’estime que ça aurait été égoïste de garder pour moi tout ce qui s’est passé à Paris dans le cadre de ce programme qui a été très riche.
Je dois avouer qu’en quittant Lomé, je me demandais si c’était la peine de participer ‘encore’ à un programme (rires). Mais au vu de son déroulé, j’aurais regretté si je n’y étais pas allé. Je saisis donc cette occasion pour remercier le Premier ministre Lionel Zinsou pour toute sa disponibilité et l’ouverture dont il a fait preuve en nous accueillant à Paris et en concoctant, avec son équipe, ce programme très édifiant. C’est également l’occasion d’adresser mes remerciements à la fondation AfricaFrance et à l’Agence française de Développement (AfD) pour son soutien à cette initiative.
Le programme a été très enrichissant parce qu’il a su rallier l’économique, l’entrepreneurial, le culturel et le politique.
L’économique parce qu’il nous a ouvert les yeux sur ce qui se passe sur le contient à travers des conférences animées par de grands experts tels que Jean Michel Sévérino, ancien Directeur Asie de la Banque mondiale, ancien Directeur général de l’AFD et actuel président d’Investisseurs&Partenaires (IP). Par exemple, les échanges nous ont permis de comprendre davantage le pourquoi l’entrepreneuriat est l’avenir de l’Afrique , les analyses sur le dividende démographique dont l’Afrique tire partie, mais aussi les risques macro-économiques qui pèsent sur le contient.
Nous avons également exploré ce qui se fait de nouveau en matière d’économies solidaire et collaborative en l’occurrence Uber, AirBnB, la mise en place de services à la personne âgée à travers les TIC.
Nous avons exploré des domaines tels que l’économie circulaire sur comment utiliser les choses qu’on considère comme déchets pour produire des choses ayant des valeurs économiques.
Sur le plan culturel, nous avons visité les médias français qui s’occupent de l’action culturelle de la France dans le monde notamment Rfi, France 24, TV5Monde, Canal. Nous avons pu vivre leur quotidien et toucher du doigt, certaines des difficultés rencontrées dans l’exercice de la mission à eux confiée. Ces visites nous ont également permis de savoir les efforts qu’ils faisaient pour impliquer les acteurs cinématographiques africains dans la production de contenus ainsi que des challenges nouveaux comme le streaming. Nous avons également visité l’Institut du monde Arabe où nous avions suivi une exposition sur Tombouctou.
Sur le plan politique, nous n’avons pas vocation à devenir politicien (rires), mais nous avons pu toucher du doigt, les réalités auxquelles devra faire face l’Afrique en matière de conception de ses politiques publiques. Nous avions eu une très intéressante discussion à l’Institut Montaigne sur ce que seront les politiques d’éducation et de santé publique en Afrique avec l’intégration des nouvelles technologies.
Il y a une anecdote du Premier ministre Zinsou qui m’a marqué par rapport aux défis futurs de nos pays. Quand il était en poste au Bénin, à une rentrée il y a eu des centaines de mille d’enfants supplémentaires qui sont passées du CM2 en classe de 6è parce qu’en amont, il y avait eu la gratuité de l’école primaire. La question était, comment construire de nouvelles salles de classe supplémentaires pour répondre au besoin. C’est un pan du problème démographique du continent. Cela veut dire que l’Afrique n’aura pas forcément le temps de suivre exactement le même modèle éducatif que l’occident. Pourquoi ne pas réfléchir sur des cours donnés à distance sur des tablettes, à la mise en ligne de contenus pédagogiques ? La solution qu’ils avaient utilisée était de diviser le groupe en deux, un va le matin, un autre le soir. Une solution non-viable et qui crée d’autres problèmes.
Nous allons tous avoir ces problèmes dans nos pays. La question est comment les résoudre ? Ce sont des situations qui doivent susciter des réflexions sur nos politiques pour trouver des solutions adaptées. Si nous y arrivons, l’Afrique sera pionnière dans ces domaines comme le cas des Mobile money et c’est l’occident qui viendra copier chez nous.
Pour terminer, c’était un séjour très enrichissant. C’est un séjour qui m’a permis de me réveiller d’un long sommeil parce que je me suis rendu compte que le continent bougeait. Alors que je pensais être déterminé, j’ai compris que je ne l’étais pas du tout, et qu’il y avait dans ma génération des personnes qui avaient des idées audacieuses pour faire émerger le continent. J’ai compris que les exigences dépassaient ce que nous étions en train de prévoir et qu’il faudrait être beaucoup plus audacieux dans ce que nous entreprenons et proposons.
M. TENGUÉ, être à ces niveaux de leadership pour le commun de jeunes africains n’est pas une sinécure. En tant que personne avisée et avec ces expériences enrichissantes, quels seraient les secteurs porteurs en ces temps où l’entrepreneuriat est le meilleur choix pour les jeunes pour se prendre en charge ?
Je pense que tout ce qui se fait en matière de numérique est porteur parce que c’est l’avenir. Le social, l’est aussi, en l’occurrence celui de l’éducation. Certes, il est vrai que ce secteur est de la mission régalienne de l’État, mais il ne pourra plus tout seul assurer cette mission. Il est vrai que pour pouvoir créer une école, il faut faire une démarche envers les pouvoirs publics pour avoir des autorisations, etc., mais c’est un domaine porteur. Puisqu’il y a cette classe moyenne qui est en train d’émerger en Afrique et qui veut ce qu’il y a de meilleur en matière d’éducation pour ses enfants.
Toujours dans le social, tout ce qui est relatif à la santé est porteur. Il faut toujours tenir compte du boom démographique que l’Afrique est en train de connaître.
Je pense aussi que les marchés financiers sont porteurs, même s’ils ne sont pas encore suffisamment fluides et diversifiés. Il y a donc de la marge de progression. Le capital investissement va progresser pour soutenir les différentes démarches entrepreneuriales sur le continent.
Enfin, je pense que le domaine des énergies et surtout des énergies renouvelables est porteur. Pour beaucoup de concitoyens, la journée s’arrête malheureusement à 18h par faute de lumière, d’énergie. Il faudra donner de la lumière à l’Afrique et c’est une grande opportunité.
Quelles seraient les qualités à avoir pour pouvoir réussir dans ces secteurs porteurs ?
Ces qualités selon moi sont générales. D’abord, il faut une formation solide, de la détermination, une vision et des valeurs parce qu’un homme qui n’a pas de valeurs n’arrive à rien. Quand on peut associer ces qualités et un certain sens des affaires pour avoir le flair des opportunités et les dénicher, on peut forcément arriver à un certain résultat.
M. TENGUÉ, quel message auriez-vous pour les jeunes en ces périodes où l’entrepreneuriat et les TIC constituent un créneau pour le développement ?
Si je devais avoir un message à l’endroit de la jeunesse, c’est leur dire qu’il n’y a jamais eu autant d’opportunités pour nous, jeunes Africains, que maintenant.
Ils doivent donc avoir espoir en ce continent qui est en train de réaliser des bonds spectaculaires, même si parfois des afro-pessimistes refusent de les voir. Il faut sortir des anciens paradigmes et penser à ce qu’on peut créer afin de résoudre des problèmes immédiats. Forcément, il y a de par le monde, des solutions pour accompagner les jeunes Africains qui ont des projets innovants.
Il faut arrêter de se plaindre et créer de la richesse. Sans prendre parti politiquement, je trouve que ceux qui poussent les jeunes Africains à la révolte ne font pas forcément mieux quand ils viennent aux affaires. Le printemps arabe est édifiant à cet égard et les exemples sont légions en Afrique subsaharienne.
Je ne pense pas qu’il y ait un peuple aussi créatif que le peuple africain. Les jeunes doivent avoir foi en eux-mêmes, apporter des innovations et des solutions qui trouvent des applications en matière de business. Ces types de solutions rendront des services à la population et feront d’eux des hommes et femmes à succès.
Je vous remercie.
Il sonne 16h15.