Produit d’une subtile alchimie entre une personnalité et son environnement, l’influence ne dure pas toujours. Comment anticiper un éventuel retournement d’opinion ?
Il suffit parfois d’un scandale. En 2017, Carlos Ghosn, à la tête de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, premier constructeur mondial du secteur automobile, est régulièrement cité parmi les hommes d’affaires les plus puissants au monde. Il est pourtant arrêté mi-novembre 2018 au Japon et aussitôt mis sur la sellette. Aujourd’hui dans l’attente de son procès, il ne pèse presque plus dans le business et aurait bien du mal à y revenir. Mais la perte d’influence n’est pas forcément brutale ou entachée de scandale. Parfois le pouvoir s’étiole sur le moyen terme.
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Au début des années 2000, l’entrepreneur canadien Mike Lazaridis faisait la pluie et le beau temps sur le marché des téléphones d’entreprise avec BlackBerry. Les cadres et dirigeants du monde entier se pliaient aux usages prescrits par ce constructeur, pianotant fièrement sur un clavier ridiculement petit et peu ergonomique. Mais, pour avoir manqué quelques virages cruciaux, notamment l’écran tactile et la conception d’un écosystème hardware et software, BlackBerry a été déclassé jusqu’à cesser de fabriquer des téléphones en 2016.
Selon Jean-Louis Barsoux, enseignant chercheur à l’International Institute for Management Development de Lausanne (Suisse) et coauteur d’une étude sur la perte d’influence(1), cette dernière repose principalement sur trois facteurs : la crédibilité, la légitimité et le contrôle. Concrètement, un cadre ou un dirigeant conserve son ascendant tant que son expertise reste reconnue, que ses initiatives sont conformes à ce que permet son statut (en particulier hiérarchique) et que ses décisions lui permettent réellement de maîtriser son secteur d’activité.
Le revers de la médaille, c’est que, pour une large part, notre influence ne dépend donc pas de nous ! “Nous perdons souvent tout pouvoir parce que des facteurs extérieurs ont changé, résume Jean-Louis Barsoux. Notre nouveau chef nous apprécie moins que le précédent, notre équipe ne nous accorde plus le même crédit, nos compétences, hier indispensables, apparaissent obsolètes sur un marché qui s’est réorienté…” Devenu has been, on est moins écouté, moins pris au sérieux et nos actions ont d’autant moins d’impact. C’est un cercle vicieux. “Pour l’éviter, conseille le chercheur, il est essentiel de diversifier ses activités et ses domaines d’intervention tout au long de sa carrière.”
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Les cadres et dirigeants enfermés dans un marché, les exécutifs et techniciens hyperspécialisés, sont les plus susceptibles de subir un effet yo-yo : position dominante un jour, anonymat brutal un autre jour. Un peu comme ces jeunes stars de cinéma, connues pour leur physique d’Apollon, qui disparaissent des écrans passé 40 ans. Pour durer, un acteur ou une actrice doit exceller dans des rôles et des genres très différents, ne pas restreindre son réseau professionnel à un petit groupe de proches, mais étendre son influence dans un maximum de cercles, même s’ils sont, à première vue, éloignés du show business. Il en est de même sur les marchés du travail plus classiques. Ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier et cultiver un large cercle relationnel est indispensable ; c’est ce qui laisse du temps et une marge de manœuvre pour rebondir en cas de brusque changement d’environnement.
Ce travail de fond n’a pas besoin d’être spectaculaire. “L’influence n’est pas forcément la popularité ou le fait d’avoir une bonne réputation, explique Jean-Louis Barsoux. On aura même souvent plus de pouvoir si on l’exerce de façon souterraine.” L’enjeu n’est pas tant d’apparaître soi-même comme une ressource, la sommité d’un secteur d’activité par exemple, mais de constituer une passerelle vers une multitude de ressources. Un peu comme ces producteurs et ces agents du milieu du cinéma qui mettent en relation des artistes, des distributeurs, des techniciens… Le grand public ignore complètement leurs noms mais, sans eux, rien ne serait possible.
Consultante en stratégie de marque et personal branding, sur le web notamment, Fadhila Brahimi (fadhilabrahimi.com) abonde en ce sens : “De nombreux cadres viennent me voir avec une appréhension très “quantitative” de l’influence : il veulent un grand nombre d’abonnés sur les réseaux sociaux, du clic, du like, du buzz… Bref, de la volumétrie. Mais ces indicateurs ne témoignent pas d’un réel pouvoir d’influence.” Sur Internet, il suffit de surfer sur des thèmes à la mode et de manier le clash pour gagner en popularité. Mais c’est aussi la meilleure façon de tomber de son piédestal au moindre retournement de l’opinion.
“Un vrai travail d’influence, résume la consultante, sur le Web ou ailleurs, est plus proche du lobbying que du star-system.” C’est aussi une méthode beaucoup plus solide, moins susceptible de créer des liens qui se déferont du jour au lendemain. Dans les années 2000, Fadhila Brahimi faisait ainsi partie des premières figures importantes du web social, à l’époque où les blogs et les réseaux sociaux passaient encore pour un loisir un peu nerd. La plupart des ces pionniers, avec qui elle prépare un livre pour les éditions Kawa, sont encore présents en ligne mais plus sous les feux de la rampe.
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“C’est le plus souvent volontaire, explique-t-elle. Il y a une déception vis-à-vis de ce qu’est devenu Internet ou une envie d’être moins exposé ou parfois, tout simplement, un effet d’âge…” Mais ces premières vedettes de Twitter et Facebook sont pour la plupart devenues consultants, formateurs, journalistes, chercheurs… Leur influence est moins visible, certes, mais elle s’est étendue à toutes les sphères de la société : le grand public, les milieux économiques, politiques… Comme la tortue de la fable, mieux vaut doser son effort dans la durée si l’on veut rester influent pour longtemps !
A double sens
Dans l’imaginaire collectif, une personne influente serait capable de nous obliger à agir contre notre gré ou contre nos intérêts. C’est un cliché, dénonce Stéphane Laurens, professeur de psychologie à l’université Rennes 2, auteur de Manipulations et influences. Réalités et représentations à travers deux siècles d’études (PUR, 2017). Selon lui, la façon la plus juste de définir l’influence est de la voir comme un synonyme de lien social. “Lorsque je vous dis bonjour, j’attends en retour une réponse et certains comportements de votre part. C’est donc une façon d’influencer ce que vous allez faire”, illustre le chercheur.
Ce n’est pas seulement une question de mots ou de façon de voir les choses. Ce qu’explique l’universitaire, et que confirment toutes les études sur des pratiques telles que l’hypnose, la sorcellerie ou les thérapies alternatives, c’est que l’influence fonctionne toujours dans les deux sens. L’hypnose n’est efficace que si la personne hypnotisée accepte de jouer le jeu et de se laisser faire. De même, votre influence se construit sur l’assentiment, le crédit et la reconnaissance que vous accordent votre entourage. Dès lors que ce contrat tacite est rompu ou mis en doute, votre parole perd sa puissance. Cultivez votre sens du relationnel !
Avec Capital.fr