Cet échange téléphonique surréaliste a lieu quatre jours avant le début de l’offensive russe en Ukraine. Les neuf minutes de conversation, aussi inédites que fascinantes, sont au cœur du documentaire “Un président, l’Europe et la Guerre”, qui raconte les coulisses diplomatiques des six derniers mois à l’Élysée.
Dimanche 20 février 2022, la caméra s’arrête sur le conseiller diplomatique du président français, Emmanuel Bonne, entouré de trois collaboratrices, dans son bureau. Le président français, qui s’est rendu quelques jours plus tôt à Moscou et Kiev, a entamé une médiation de la dernière chance pour essayer d’éviter la guerre.
Les quatre membres de la cellule diplomatique de l’Élysée suivent à distance l’échange de leur “patron” avec le maître du Kremlin. Emmanuel Macron apparaît ferme, offensif, un brin autoritaire, voire cassant. Vladimir Poutine ne lâche rien, s’énerve. “Écoute-moi bien”, lui lance-t-il. Derrière quelques formules de politesse russes, l’ironie, voire le cynisme n’est jamais loin.
Le président français commence la conversation, sans détours.
Macron
Depuis notre dernière conversation, les tensions ne cessent de croître et tu sais mon engagement et ma détermination à poursuivre le dialogue. Je voudrais que tu me donnes d’abord ta lecture de la situation et peut-être de manière assez directe, comme on le fait tous les deux me dire quelle sont tes intentions. Et puis après je voulais essayer de voir s’il y avait encore des actions utiles à conduire et te faire quelques propositions.
Poutine
Que pourrais-je dire ? Tu vois toi-même ce qu’il se passe. Toi et le chancelier Scholz vous m’avez dit que Zelensky était prêt à faire un geste, qu’il avait préparé un projet de loi pour mettre en œuvre les accords de Minsk (…) en fait notre cher collègue, Mr Zelensky, ne fait rien. Il vous ment (…) Je ne sais pas si tu as entendu hier sa déclaration où il dit que l’Ukraine doit accéder à l’arme atomique.
(le conseiller diplomatique Emmanuel Bonne : mais non, n’importe quoi)
J’ai aussi entendu tes commentaires lors de la conférence de presse à Kiev le 8 février dernier. Tu as dit qu’il faut réviser les accords de Minsk, je cite, ‘pour qu’ils soient applicables’.
(les conseillers de Macron : “non, il n’a pas dit cela”, “je vais lui dire de ne pas rentrer dans une discussion de détail avec lui”).
Macron
Vladimir, d’abord une chose, je n’ai jamais dit qu’il fallait réviser les accords de Minsk. Je ne l’ai jamais dit ni à Berlin, ni à Kiev, ni à Paris. J’ai dit qu’il fallait les appliquer, qu’il fallait justement respecter les choses et je n’ai pas la même lecture que toi des derniers jours.
Poutine
Écoute Emmanuel, je ne comprends pas votre problème avec les séparatistes. Eux au moins ont fait tout ce qu’il fallait, sous notre insistance, pour ouvrir un dialogue constructif avec les autorités ukrainiennes.
Macron
Par rapport à ce que tu as dit, Vladimir, plusieurs remarques: première chose, les accords de Minsk ce sont un dialogue avec vous, tu as totalement raison. Dans ce contexte-là, il n’est pas prévu que la base de la discussion soit un texte soumis par les séparatistes. Et donc quand ton négociateur essaie d’imposer aux Ukrainiens de discuter sur la base de feuilles de route des séparatistes, il n’est pas respectueux des accords de Minsk. Ce ne sont pas des séparatistes qui vont faire des propositions sur les lois ukrainiennes !
Poutine
Bien entendu nous avons une lecture tout à fait différente de la situation. Lors de notre dernier entretien, je t’ai rappelé et même lu les articles 9, 11 et 12 des accords de Minsk.
Macron
Je les ai sous les yeux ! Il est bien écrit que le gouvernement de l’Ukraine – paragraphe 9 etc – propose, et que c’est en consultation et en accord avec les représentants de certains arrondissements des régions de Donetsk et Lougansk, dans le cadre du groupe de contact tripartite. C’est exactement ce qu’on propose de faire. Donc je ne sais pas où ton juriste a appris le droit (une conseillère sourit). Moi je regarde juste les textes et j’essaie de les appliquer ! Et je ne sais pas quel juriste pourra te dire que dans un pays souverain, les textes de loi sont proposés par des groupes séparatistes et pas par les autorités démocratiquement élues.
Poutine
(ton ferme et agacé) Ce n’est pas un gouvernement démocratiquement élu. Il ont accédé au pouvoir par un coup d’État, il y a eu des gens brûlés vifs, c’était un bain de sang et Zelensky est l’un des responsables.
Écoute-moi bien: le principe du dialogue est de prendre en compte les intérêts de l’autre partie. Les propositions existent, les séparatistes comme tu les appelles les ont transmises aux Ukrainiens mais ils n’ont reçu aucune réponse. Où est le dialogue ?
Macron
Mais parce que, comme je viens de te le dire, on s’en fout des propositions des séparatistes. Ce qu’on leur demande, c’est de réagir aux textes des Ukrainiens et il faut faire les choses dans ce sens-là parce que c’est la loi ! Ce que tu viens de dire met en doute quelque part ta propre volonté de respecter les accords de Minsk si tu juges que tu as face à toi des autorités non légitimes et terroristes.
Poutine
(toujours très agacé) Écoute-moi bien. Tu m’entends ? Je te le redis, les séparatistes comme tu les appelles ont réagi aux propositions des autorités ukrainiennes. Ils ont répondu mais ces mêmes autorités n’ont pas donné suite.
Macron
Alors ok : sur la base de leur réponse aux textes des Ukrainiens, ce que je te propose c’est qu’on exige de toutes les parties une réunion dans le cadre du groupe de contact pour continuer à avancer. On peut dès demain demander que ce travail soit fait et exiger de toutes les parties prenantes qu’il n’y ait pas une politique de la chaise vide. Or les deux derniers jours les séparatistes n’ont pas voulu se prêter à cette discussion. Moi je vais dans la foulée exiger cela de Zelensky. Est-ce qu’on est d’accord là-dessus ? Si on est d’accord, je le lance et j’exige une réunion dès demain.
Poutine
Donc pour être bien d’accord, dès qu’on aura raccroché, j’étudierai ces propositions. Mais dès le début il aurait fallu faire pression sur les Ukrainiens mais personne n’a voulu le faire.
Macron
Mais si moi je fais le maximum pour les pousser, tu le sais bien.
Poutine
Je sais mais malheureusement ce n’est pas efficace.
Macron
J’ai besoin que tu m’aides un peu (malicieux). La situation sur la ligne de contact elle est très tendue. J’ai vraiment appelé hier Zelensky au calme. Je vais lui redire, calmer tout le monde, calmer dans les réseaux sociaux, calmer les forces armées ukrainiennes. Mais ce que je vois aussi, tu peux vraiment appeler à calmer tes forces armées prépositionnées. Il y a eu beaucoup de bombardements hier. Si on veut donner une chance au dialogue, il faut calmer dans la région le jeu. Comment vois-tu l’évolution des exercices militaires ?
Poutine
Les exercices se déroulent selon le plan prévu.
Macron
Donc ils se terminent ce soir, c’est çà ?
Poutine
Oui probablement ce soir et nous allons certainement laisser une présence militaire à la frontière tant que la situation dans le Donbass ne sera pas calmée. La discussion sera prise en consultation avec les ministères de la Défense et des Affaires étrangères.
Macron
D’accord. Vladimir, je te le dis très sincèrement, pour moi remettre les discussions dans le bon cadre et éviter les tensions est un préalable absolu. Et moi ce qui m’importe et je te le demande vraiment, c’est qu’on maîtrise la situation. Ça c’est le premier pilier. Et je compte beaucoup sur toi. Ne cède pas aux provocations quelles qu’elles soient dans les heures et les jours qui viennent.
Je voulais très concrètement te faire deux propositions. La première, organiser une rencontre dans les tout prochains jours à Genève entre toi et le président Biden. Je lui ai parlé vendredi soir, je lui ai demandé si je pouvais te faire cette proposition. Il m’a dit de te dire qu’il y était prêt. Le président Biden a aussi réfléchi sur les manières de désescalader de manière crédible la situation, prendre en compte tes demandes et aborder très clairement la question de l’Otan et de l’Ukraine. Dis-moi la date qui te convient.
Poutine
Merci beaucoup Emmanuel. C’est toujours un grand plaisir et un grand honneur de m’entretenir avec vos homologues européens ainsi qu’avec les États-Unis. Et j’ai toujours beaucoup de plaisir à dialoguer avec toi parce que nous sommes dans une relation de confiance. Donc Emmanuel je te propose d’inverser les choses. Avant tout chose, il faut préparer cette réunion en amont. Ce n’est qu’après que nous pourrons parler parce que si on vient comme cela, pour parler de tout et de rien, on va encore nous le reprocher.
Macron
Mais est-ce qu’on peut se dire aujourd’hui, là, à l’issue de ces discussions qu’on est d’accord sur le principe ? Je voudrais une réponse claire de ta part là-dessus. Je comprends ta réticence sur une date mais est-ce que tu es prêt à avancer et à dire aujourd’hui je souhaite une réunion à deux avec les Américains, puis élargie aux Européens ou pas ? (conseillère : voilà)
Poutine
C’est une proposition qui mérite d’être prise en compte et si tu veux qu’on soit bien aligné sur la façon de la formuler, je te propose de demander à nos conseillers de s’appeler pour se mettre d’accord (..) mais sache que sur le principe, je suis d’accord.
Macron
Très bien, tu me confirmes que tu es d’accord sur le principe. Je propose que nos équipes (…) essaient de parachever un texte conjoint, une sorte de communiqué à l’issue de ce call.
Poutine
Pour ne rien te cacher, je voulais aller jouer au hockey sur glace parce que là je te parle depuis la salle de sport avant d’entamer des exercices physiques. Je vais d’abord appeler mes conseillers.
Macron
Merci en tout cas Vladimir. On reste en contact en temps réel. Dès qu’il y a quelque chose, tu m’appelles.
Poutine
Je vous remercie Monsieur le président (en français).
Avec 7sur7