Un câble sous-marin change la donne en Afrique et devient la source d’une lutte entre les États-Unis et la Chine.
Fin septembre 2025, l’Agence des États-Unis pour le commerce et le développement et l’opérateur AFR-IX Telecom annoncent conjointement le financement d’une étude pour étendre le câble Medusa vers la côte atlantique africaine. L’annonce semble technique. Elle cache une bataille féroce entre Washington et Pékin pour contrôler les infrastructures numériques du continent.
Le projet Medusa dessine actuellement un arc de fibre optique reliant l’Europe au Maghreb. Vingt-quatre paires de fibres. Vingt térabits par seconde sur chaque paire. Des chiffres qui donnent le vertige.

La phase initiale connecte déjà le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye au réseau paneuropéen. Ces pays deviennent des portes d’entrée numériques entre deux continents.
L’extension atlantique financée par les Américains changerait radicalement la physionomie du projet. Medusa passerait d’un axe Nord-Sud à un anneau complet ceinturant l’Afrique du Nord et une partie de l’Ouest.
L’étude de faisabilité vise vingt-deux pays africains au total. Seuls le Gabon et la République démocratique du Congo sont explicitement mentionnés comme points d’atterrissement sur la façade atlantique. Les vingt autres restent dans le flou. Cette imprécision trahit le stade embryonnaire du projet. Elle révèle aussi l’ampleur des ambitions américaines. Centaines de millions de personnes concernées. Bande passante multipliée. Coûts internet en chute libre. Le discours officiel met en avant ces promesses de développement numérique.
Le communiqué de l’USTDA, relayé par le Département d’État américain, emploie un langage bien différent. Thomas R. Hardy, directeur par intérim de l’agence, ne mâche pas ses mots. « L’implication de l’USTDA dans ce projet contribuera à le protéger contre les fournisseurs d’infrastructures non fiables susceptibles de manipuler les marchés, d’intercepter des données et d’exercer une surveillance au détriment des États-Unis et de nos partenaires africains ». La phrase désigne la Chine sans la nommer.
Les entreprises chinoises dominent pourtant les infrastructures télécoms en Afrique depuis des années. Huawei, ZTE et consorts ont câblé une bonne partie du continent. Washington veut inverser cette domination.
La stratégie américaine repose sur un mécanisme financier éprouvé. L’USTDA injecte des fonds publics modestes pour orienter des projets massifs. Elle finance des études de faisabilité qui cadrent ensuite tout le développement ultérieur.
Norman Albi, PDG d’AFR-IX, reconnaît que le soutien de l’agence américaine agit comme un « véritable catalyseur » pour transformer une vision en projet bancable. L’Union européenne ajoute 14,3 millions d’euros au pot commun. Les montants restent limités à ce stade. Ils suffisent néanmoins à verrouiller les choix techniques futurs.
L’étude de faisabilité sera confiée exclusivement à des entreprises américaines. AFR-IX lance un appel d’offres sur le site ustda.gov. Seules les firmes basées aux États-Unis peuvent soumissionner. Cette clause garantit que les normes techniques, les protocoles de sécurité et les recommandations d’équipement porteront l’empreinte américaine.
Les futurs contrats de déploiement et d’exploitation suivront naturellement cette orientation. Les géants américains des télécoms, de la cybersécurité et du cloud se positionnent dès maintenant pour récolter les fruits de cet investissement initial. Enfin, c’est une manière de faire.
Le choix d’AFR-IX comme opérateur principal n’est pas anodin. Cette entreprise spécialisée dans la fourniture de services internet et de données dispose d’une expertise africaine réelle. Elle connaît les marchés locaux, les régulations nationales, les acteurs en place.
Washington s’appuie sur cette connaissance du terrain tout en gardant la main sur le pilotage stratégique. L’USTDA encadre. AFR-IX exécute. Les entreprises américaines équipent. Le schéma assure aux États-Unis un contrôle effectif sans avoir à gérer directement l’infrastructure au quotidien.
Pour les pays du Maghreb, l’extension atlantique transforme leur statut. Ils passent de terminus à plaques tournantes. Un câble qui arrive s’arrête. Un câble qui traverse continue. La différence compte énormément pour attirer des investissements dans les data centers et les services cloud.
Le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye deviennent des carrefours obligés entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne. Leur position géographique prend une valeur stratégique nouvelle. Les grandes entreprises technologiques cherchent des localisations pour leurs serveurs. Un hub bien connecté attire ces installations. Les emplois suivent. Les compétences techniques aussi.
Cette valorisation géographique comporte un revers. Les pays carrefours deviennent des cibles dans la compétition géopolitique. Bref, ils se retrouvent exposés. Une infrastructure critique qui traverse leur territoire les transforme en pions sur un échiquier où ils ne contrôlent pas toutes les règles.
Les tensions entre grandes puissances peuvent se matérialiser sur leur sol numérique. Une panne devient suspecte. Une coupure soulève des questions. La souveraineté nationale se dilue dans les flux de données qui transitent.
Le Gabon et la RDC bénéficient d’une reconnaissance explicite comme points d’atterrissement atlantiques. Pour ces deux pays, l’enjeu dépasse la simple augmentation de bande passante. Ils deviennent des portes d’entrée majeures pour l’Afrique centrale et australe. Le Gabon s’appuie déjà sur le câble ACE (Africa Coast to Europe) qui longe la côte ouest africaine depuis 2012. Medusa viendrait renforcer cette position. La RDC, avec ses ressources minières colossales et sa position centrale dans le continent, gagnerait une connectivité digne de son poids économique potentiel.
Les vingt autres pays mentionnés dans le projet restent mystérieux. L’absence de précisions géographiques révèle que les négociations n’ont pas encore abouti. Chaque gouvernement africain mesure les avantages et les contraintes. Une meilleure connectivité stimule l’économie locale. Elle fait baisser les prix. Elle accélère la numérisation des services publics. Mais elle crée aussi une dépendance envers l’infrastructure et ses contrôleurs. Les dirigeants africains pèsent ces paramètres avant de signer.
Les bénéfices économiques immédiats se dessinent clairement. La bande passante supplémentaire fera mécaniquement chuter les coûts d’accès internet. Les opérateurs locaux paieront moins cher leur connexion internationale. Ils pourront répercuter cette baisse sur leurs clients.
Les entreprises africaines accéderont plus facilement aux services cloud. Les transactions financières s’accéléreront. Les administrations publiques déploieront des plateformes numériques plus performantes. L’enseignement à distance deviendra plus fluide. La télémédecine gagnera en qualité. Le commerce électronique se développera.
Les écosystèmes de startups locales profiteront de cette infrastructure améliorée. Les fintech africaines ont déjà démontré leur capacité d’innovation. M-Pesa au Kenya. Wave au Sénégal. Flutterwave au Nigeria. Ces succès reposent sur une connectivité fiable. Medusa multipliera ces opportunités en élargissant la base d’utilisateurs potentiels. Les développeurs africains créeront des applications adaptées aux réalités locales. Les investisseurs suivront. Un cercle vertueux peut s’enclencher.
Les entreprises américaines des télécoms et de la cybersécurité visent ces marchés futurs. En recommandant leurs normes dès l’étude de faisabilité, elles s’assurent une position dominante pour les décennies à venir. Les contrats d’équipement se chiffrent en centaines de millions de dollars.
Les contrats de maintenance suivent sur des années. Les services de sécurisation des données génèrent des revenus récurrents. Thomas R. Hardy le dit ouvertement : il s’agit de proposer des « alternatives aux fournisseurs d’infrastructures non fiables ». Traduction : remplacer les équipements chinois par des équipements américains.
La question de la souveraineté numérique hante ce projet. Les données africaines transiteront par une infrastructure promue et partiellement contrôlée par Washington. Les standards de sécurité seront américains. Les protocoles de chiffrement suivront les normes US.
Les gouvernements africains gagneront en protection contre certaines menaces. Ils perdront en autonomie décisionnelle. Un arbitrage complexe. La Chine offrait une infrastructure moins regardante sur les questions de gouvernance et de droits humains. Les États-Unis imposent des conditions plus strictes mais aussi plus contraignantes.
La présence d’Orange et de Nokia dans le projet initial apporte une nuance européenne. Ces deux groupes, l’un français et l’autre finlandais, tempèrent légèrement la domination américaine. En juillet 2025, Nokia annonçait avoir été sélectionné pour alimenter le système de câble sous-marin Medusa.
Cette participation européenne rassure certains gouvernements africains qui redoutent une dépendance exclusive envers Washington. L’Union européenne cofinance d’ailleurs le projet à hauteur de 14,3 millions d’euros. Cet apport crée un certain équilibre dans la gouvernance du câble.
L’extension atlantique reste néanmoins clairement sous bannière américaine. L’USTDA pilote. Les entreprises US étudient. Les normes américaines s’imposeront. Cette configuration reflète l’intensité de la compétition sino-américaine en Afrique. Pékin a pris une longueur d’avance ces vingt dernières années.
Les infrastructures portuaires, routières, ferroviaires et télécoms chinoises quadrillent le continent. Washington réagit tardivement mais massivement. Le projet Medusa constitue une pièce dans cette contre-offensive globale.
Les pays africains se retrouvent courtisés par deux géants qui s’affrontent. Ils peuvent théoriquement jouer sur cette rivalité pour obtenir de meilleures conditions. La pratique se révèle plus délicate. Accepter l’infrastructure américaine peut fermer certaines portes chinoises. Privilégier les équipements chinois attire les foudres de Washington. Les gouvernements africains naviguent entre ces pressions contradictoires. Leur marge de manœuvre dépend de leur poids économique et de leur habileté diplomatique.
Le Maroc illustre bien cette position délicate. Le royaume entretient d’excellentes relations avec Washington. Il accueille des bases militaires américaines. Il collabore étroitement avec les services de renseignement US. Mais il commerce massivement avec Pékin. Les investissements chinois affluent dans les zones franches marocaines. Les ports tangérois déchargent des conteneurs en provenance de Shanghai. Rabat doit concilier ces deux partenariats sans en sacrifier aucun. Medusa le pousse à choisir son camp numérique.
L’Algérie adopte une posture différente. Alger cultive traditionnellement son non-alignement. Le pays refuse les bases étrangères sur son sol. Il diversifie ses fournisseurs d’armement et de technologie. Cette stratégie d’équilibre devient plus difficile à maintenir quand l’infrastructure critique passe par un seul câble contrôlé par une puissance extérieure. Les militaires algériens surveillent avec attention ces développements. La sécurité nationale se joue désormais aussi dans les flux de données.
La Tunisie et la Libye affrontent des défis intérieurs qui compliquent leur approche de Medusa. La Tunisie traverse une crise économique sévère. Elle a besoin d’investissements étrangers. Elle acceptera probablement les conditions américaines pour obtenir cette connectivité améliorée. La Libye reste divisée entre deux gouvernements rivaux. Cette partition complique toute négociation d’infrastructure nationale. Les points d’atterrissement du câble pourraient devenir des enjeux dans le conflit interne.
Le Gabon présente un profil différent. Le pays dispose de revenus pétroliers substantiels. Il peut négocier en position de relative force. Libreville cherche à diversifier son économie au-delà des hydrocarbures. Le numérique offre cette opportunité. Le gouvernement gabonais tentera probablement d’obtenir des garanties sur la souveraineté des données en échange de l’autorisation d’atterrissement du câble. Les discussions promettent d’être serrées.
La République démocratique du Congo représente un cas à part. Le pays possède les ressources minières nécessaires à la fabrication des composants électroniques. Cobalt, coltan, lithium. Les grandes puissances technologiques convoitent ces minerais. La Chine contrôle déjà une large partie de l’extraction congolaise. Les États-Unis veulent rééquilibrer cette domination. Offrir à Kinshasa une connectivité de premier plan pourrait s’inscrire dans cette stratégie globale. Le câble Medusa devient un élément de négociation dans un jeu bien plus vaste.
Les implications géopolitiques dépassent largement le cadre technique. Un câble sous-marin transporte des données. Il véhicule aussi de l’influence, du contrôle, du pouvoir. Les guerres du XXIe siècle se gagnent autant dans les datacenters que sur les champs de bataille traditionnels. Les États-Unis ont compris que leur retard infrastructurel en Afrique menaçait leur position globale. La Chine a tissé sa toile patiemment. Washington tente maintenant de reprendre la main.
Cette bataille pour les côtes africaines reflète une transformation profonde des rapports de force mondiaux. L’Afrique n’est plus un continent périphérique. Elle devient un terrain d’affrontement central entre les grandes puissances. Sa démographie galopante, ses ressources naturelles, son potentiel économique en font un enjeu stratégique de premier plan. Celui qui contrôle les infrastructures africaines disposera d’un avantage considérable dans la compétition globale des prochaines décennies.