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Mme Cina Lawson, L’Afrique doit placer le numérique au centre du développement socio-économique

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Cina Lawson, la ministre des postes et de l'économie numérique
Cina Lawson, la ministre des postes et de l’économie numérique

Dans le dernier numéro du magazine Forbes Afrique, la ministre togolaise des Postes et de l’Économie numérique, Mme Cina Lawson, évoque sa vision des nouvelles technologies au Togo et en Afrique et son impact sur les indices de développement du continent.

Pour cette diplômée d’Harvard, le Togo, comme le reste de l’Afrique, doit placer le numérique au cœur du développement socio-économique.

«  L’économie numérique grâce à la téléphonie mobile essentiellement, a permis à l’Afrique de faire des bonds en avant pour combler ses retards et accélérer sa croissance. Elle a facilité la mise en place de mécanismes de fonctionnement plus efficaces et transparents au niveau des gouvernements, la réduction des fractures sociales et l’augmentation de la productivité de nombreux secteurs économiques », a-t-elle relevé dans cet entretien où elle évoque les chantiers ouverts par l’État togolais dans le secteur du numérique et les défis qui restent à relever.

L’entretien

Forbes Afrique : De manière globale, quel regard portez-vous sur l’économie numérique en Afrique?

 Cina Lawson : « L’économie numérique, grâce à la téléphonie mobile essentiellement, a permis à l’Afrique de faire des bonds en avant pour combler ses retards et accélérer sa croissance. Elle a facilité la mise en place de mécanismes de fonctionnement plus efficaces et transparents au niveau des gouvernements, la réduction des fractures sociales et l’augmentation de la productivité de nombreux secteurs économiques.

 De continent connu pour ses retards technologiques et son manque d’infrastructure, l’Afrique est devenue la terre promise de l’innovation pragmatique, avec l’essor de la téléphonie mobile.

 Un autre exemple est celui du succès du paiement virtuel, c’est-à-dire sans échange d’argent physique, où le numérique a été un facilitateur. Face au défi de faciliter les transactions financières entre personnes non bancarisées dans un environnement où le système bancaire classique est quasi inexistant et l’usage de l’argent liquide encore dominant, un opérateur de téléphonie mobile kényan, Safaricom, a eu l’idée d’inventer un modèle de transaction utilisant les portables. Lancé en 2007, ce système de porte-monnaie numérique baptisé M-Pesa, a connu une croissance considérable et permet désormais à l’Afrique d’être citée en référence dans le domaine du paiement. »

Forbes Afrique : On a coutume de penser que le numérique est davantage une réalité en Afrique anglophone, comme en témoigne M-Pesa au Kenya ou encore la volonté du Ghana de développer une Cybercity… C’est donc presque étonnant de voir un pays francophone dédier un ministère à l’économie numérique. Quelle importance le président Faure Gnassingbé accorde-t-il à ce sujet?

Cina Lawson : « Le chef de l’État veut souligner que le développement de l’économie numérique est crucial, car il entraîne le développement et la croissance des autres secteurs d’activités.

 Convaincus de l’importance du secteur, nous avons formulé une vision ambitieuse avec une stratégie qui se décline sur plusieurs plans : promouvoir l’investissement dans les infrastructures afin de garantir l’accès à Internet haut débit à tous dans un environnement concurrentiel et sain, faire développer une offre de contenus locale riche, faciliter la vulgarisation de services innovants pour les rendre accessibles au citoyen, atteindre un niveau de tarifs abordables, améliorer la qualité de service et renforcer la formation. Tout porte à croire que l’économie togolaise est vouée à la croissance, si on garde le cap. »

Forbes Afrique : Vous pilotez ce ministère depuis mai 2010, quel bilan de votre action en faites-vous?

 Cina Lawson : « Dès mon entrée en fonction, je me suis préoccupée de la question de l’accès de tous aux services de télécommunication à travers, notamment, une baisse constante des tarifs pratiqués par les opérateurs.

 Nous avons également œuvré pour le déploiement d’infrastructures TIC pour désenclaver les localités les plus défavorisées sur toute l’étendue du territoire et pour la mise en œuvre du service universel, en vue de permettre aux couches les plus démunies d’avoir accès à un minimum nécessaire de services répondant aux normes et qualités requises.

 Dans cette même optique, les universités et les grands centres hospitaliers ont bénéficié d’un accès gratuit à Internet.

 Aujourd’hui, l’une de nos préoccupations majeures est d’intégrer les TIC dans les établissements scolaires en mettant en place des environnements numériques de travail, qui permettent aux différents acteurs un accès en ligne aux ressources académiques mutualisées, un suivi personnalisé et permanent et des échanges par Internet à très haut débit.

 En outre, nous avons mis en place des plateformes innovantes pour permettre à l’État de renforcer ses réponses institutionnelles par des outils technologiques : en guise d’exemple, une application mobile de gestion des ouvrages hydrauliques qui permet à l’administration d’être informée, en temps réel, et donc de pouvoir réagir très vite, lors d’une panne des infrastructures d’eau potable n’importe où sur le territoire.

 A côté de ces actions à connotation sociale, nous avons insisté sur la nécessité de mettre à jour le cadre légal et réglementaire en adoptant dès 2012 une nouvelle loi sur les communications électroniques.

 Il faut citer, enfin, la mise en œuvre de projets d’envergure qui sont destinés à avoir un impact considérable et durable sur le secteur.

 Il s’agit par exemple du West African Regional Communications Infrastructure Program (WARCIP), un projet sous-régional d’infrastructure TIC, avec la Banque mondiale, qui vise à accroître le taux d’accès à Internet très haut-débit, mettre en place un grand centre d’hébergement et donner au pays une autonomie en termes d’Internet, de capacité de stockage et de partage de données. Ce projet va nous permettre de devenir un centre régional d’hébergement et de colocation.

 Il y a aussi le projet e-Gouvernement, une initiative de déploiement de la fibre optique, pour connecter en haut-débit les administrations et les écoles publiques à Lomé. Ce projet vise, in fine, à fournir un meilleur service aux citoyens.

 Cet ambitieux projet permet notamment, la mise en ligne d’informations administratives pour mieux approcher le citoyen de l’administration, la construction d’un data center, ainsi que  le développement des usages et des services dématérialisés à valeur ajoutée. »

 Il existe bien d’autres projets dont la mise en œuvre est en cours conformément à notre vision, celle de faire du Togo, un hub numérique dans la sous-région. »

Forbes Afrique : Que manque-t-il à la jeunesse d’Afrique francophone, en particulier celle du Togo, pour produire de grands entrepreneurs à succès dans l’économie numérique?

 Cina Lawson : « Dans une certaine mesure, il ne manque à cette jeunesse que la formation à l’entrepreneuriat, l’envie de prendre des risques ainsi que des réseaux nationaux et internationaux pour les aider. Notre jeunesse ne manque pas de talent, mais il lui faut se donner les moyens de son ambition.

Je vais vous citer l’exemple du collectif Woelab au Togo, une équipe de jeunes porteurs de projets innovants comme le jeune Afate Gnikou, inventeur de la première imprimante 3D africaine, conçue à Lomé à partir de matériaux de récupération. Son invention, la W. Afate, lui a valu de gagner plusieurs prix internationaux.

Afin d’aider les jeunes porteurs de projets, nous avons lancé, en octobre 2013, le Forum annuel des jeunes entrepreneurs togolais qui a rencontré un vif succès. Ce forum établit le lien entre innovation et croissance. Il favorise et promeut l’esprit d’entreprendre, et développe, un peu partout dans notre pays, une culture du savoir et de l’innovation.

Le déroulement du Forum sur une semaine permet de réunir en un lieu des jeunes porteurs de projets innovants. Nous mettons nos jeunes entrepreneurs comme Afate en relation avec des professionnels et financiers susceptibles de les conseiller et, pourquoi pas, de les financer. Notre objectif est de créer des liens et de favoriser les échanges entre les jeunes et entre les entreprises.

 Ces jeunes sont mis en contact avec des mentors, des intervenants – entrepreneurs ou dirigeants d’entreprise togolais et internationaux établis – ainsi qu’avec un nombre important d’acteurs économiques, sociaux, culturels et politiques du Togo et de l’étranger. Cela facilite les échanges de connaissances et de savoir-faire nécessaires à la réalisation des projets d’entrepreneuriat. »

Forbes Afrique : Le monde numérique est assurément un monde dans lequel l’Afrique peut se promouvoir, se montrer sous son meilleur jour et dire comment elle se voit. Or, on est forcé de constater que des pays africains n’y promeuvent pas leur nation branding. Par exemple, peu de villes ont des sites Web, des pages Facebook… N’est-ce pas une occasion manquée?

 Cina Lawson : « Sans vouloir négliger tout l’impact que pourrait avoir la présence sur le Web, je tiens à souligner que le véritable enjeu n’est pas tellement d’avoir un site Web juste pour l’effet de mode. Aujourd’hui, sur près d’un milliard de sites qui existent dans le monde, moins de 20 % sont actifs.

En outre, la nation branding ne peut pas être réduit à la création d’un simple site Internet ou d’une présence Web mais doit être associé à une réflexion sérieuse qui s’inscrit davantage au niveau stratégique c’est-à-dire : quelle image veut-on promouvoir, vis-à-vis de qui, pour quels résultats[1]? C’est seulement après une telle réflexion qu’on peut aborder la question des moyens à utiliser, parmi lesquels l’outil Internet qui peut être jugé le plus impactant aux regards des résultats escomptés.

Nous nous sommes néanmoins engagés dans une démarche de refonte de l’écosystème digital en travaillant depuis plusieurs mois sur la création du portail Web de l’État togolais. Le souhait de la République togolaise est désormais d’avoir un portail institutionnel dont la vocation sera de devenir le site de référence, avec, pour objectifs, de fournir à tous les publics, nationaux et étrangers, des informations fiables et vérifiées sur les grands faits et événements du Togo. Il s’agit d’accueillir sur ce site institutionnel, les contenus, les pages et les opérations spéciales on-line. Ce portail, véritable vitrine du Togo sur le Net, devra agréger les contenus des sites « Tourisme », « Investisseurs » « Service Public », ainsi que le portail de tous les sites gouvernementaux. »

Forbes Afrique : Finalement, dites-nous : comment envisagez-vous les perspectives de l’économie numérique en Afrique au cours de la prochaine décennie?

 Cina Lawson : « L’Afrique doit mettre en place une vision claire et ambitieuse pour l’économie numérique, en ce qui concerne l’infrastructure à déployer et la façon dont le secteur pourra soutenir le reste de l’économie.

 Cette vision doit placer le numérique au centre du développement socio-économique des pays avec une triple ambition. Tout d’abord, développer un écosystème productif autour des TIC (par exemple, les fournisseurs de services et de contenu). Ensuite, accompagner le reste de l’économie en améliorant la productivité de tous les secteurs tout en faisant émerger de nouvelles activités. Enfin, faire bénéficier les citoyens de tous les avantages des nouvelles technologies numériques.

 De façon plus générale, l’introduction des nouvelles technologies participera à l’élévation de la qualité de vie de la population en matière d’éducation et de formation.

 L’adoption des nouvelles technologies sera le vecteur de la lutte contre l’analphabétisme et la scolarisation en zone rurale. Dans le domaine de la santé, on peut imaginer l’utilisation d’Internet pour des consultations spécifiques à distance, par exemple de médecine spécialisée, dans le domaine culturel, la prochaine décennie verra en Afrique la généralisation de l’accès à la culture par la création de contenu local africain et une ouverture sur le contenu international.

 Pour réussir un décollage de son économie numérique, le Togo et l’ensemble de l’Afrique doivent se concentrer sur trois priorités : Le développement des compétences nécessaires : le décollage de l’économie numérique suppose une généralisation des connaissances techniques à tous les niveaux. Or, l’Afrique fait face actuellement à un déficit d’ingénieurs qui sera accentué par la mise en œuvre de la nouvelle ambition du secteur. Il est donc nécessaire de répondre à ce besoin en formant les ingénieurs et en augmentant le nombre d’ingénieurs diplômés. Concernant la formation des utilisateurs, nos pays devront introduire progressivement des cours d’initiation aux TIC dans le cursus éducatif élémentaire, en vue de leur apprendre à bénéficier pleinement les nouvelles technologies.

 La production de contenus adaptés aux Africains et à leurs réalités : les contenus constituent l’une des pierres angulaires de l’adoption des technologies. L’Afrique doit développer une offre variée et diversifiée avec un contenu utile à la fois au développement social et aux entreprises. Sur le volet social, le contenu éducatif offre une opportunité d’améliorer la qualité de l’enseignement et d’offrir un accès plus simple aux zones excentrées.

 Les applications de santé sont aussi un levier de désenclavement social des patients en zones rurales. Enfin, la mise en place de services de e-gouvernement via Internet garantit l’accès de tous aux services publics.

 L’accessibilité et la disponibilité des services Internet : au-delà de l’infrastructure, la vision devrait permettre de mettre à disposition des citoyens des accès à Internet à un niveau de prix abordable à travers une offre d’appareils accessibles, et l’encouragement de création de points d’accès fortement générateurs d’emplois sur le modèle de plusieurs pays de l’Afrique ayant réussi le pari de l’accessibilité d’Internet. »