Professeur Alioune Sall, expert prospectiviste auprès du Ministère de la Prospective et de l’évaluation des Politiques Publiques à l’issue de la semaine de l’auto-évaluation de l’exercice Togo Vision 2030 partage avec nous ses vues sur les enjeux de la transition démographique et les rôles de la jeunesse d’ici ou ailleurs dans le développement de l’Afrique.
Qui est le Professeur Alioune Sall ?
L-FRII : Professeur, notre continent a un fort potentiel en termes de population jeune. En matière de projection sur l’avenir, comment amener cette jeunesse d’aujourd’hui à être une figure de proue du développement du continent demain ?
Pr Sall :« Sous l’angle de la démographie, l’Afrique n’est pas une entité homogène. La transition démographique y est fortement engagée dans certains pays, singulièrement ceux du Maghreb où l’on observe un ralentissement de la croissance démographique. Dans d’autres pays, l’on en est qu’à la première phase de la transition démographique : celle d’une baisse du taux de mortalité, des taux de natalité et fécondité élevés et donc d’une croissance démographique rapide. Mais, il est vraisemblable que même dans les pays où elle tarde à s’installer, la transition démographique va se poursuivre et avec elle le poids de la jeunesse va s’accentuer. Comprendre que la jeunesse du continent est désormais une tendance lourde est certainement un impératif de taille pour qui se soucie de l’avenir du continent. Cette jeunesse peut être un atout à l’heure où les autres continents sont vieillissants. Mais encore faut-il, pour valoriser ce potentiel, mettre en œuvre des politiques qui permettent de construire un dividende démographique. Ce dernier n’a rien d’automatique, ni de magique. Il se construit par des investissements pour améliorer la santé, l’éducation des jeunes et des politiques pour construire des économies inclusives .Il y a là un véritable, voire LE VÉRITABLE défi. »
L-FRII : Au cours d’un entretien accordé au magazine ‘L’économiste’ en 2013 à l’issue du 13e forum des dirigeants des entreprises africaines à Marrakech, vous dites : « L’atout de l’Afrique, c’est sa jeunesse et l’émergence passe par l’économie du savoir ». Qu’entendez-vous par « l’économie du savoir » Professeur?
Pr Sall : «Il n’y a jamais eu d’économie sans application du savoir, fut-il le plus rudimentaire. Et on peut donc se demander s’il n’y pas de pléonasme à parler d’économie du savoir ? Mais ce que l’expression d’économie du savoir met en exergue est que aujourd’hui plus que jamais auparavant dans l’histoire de l’humanité, le savoir et les savoirs sont un enjeu de taille dans la mesure où leur constitution, leur légitimation, leur utilisation font l’objet d’une vive compétition entre plusieurs acteurs et d’une pluralité de discours. Si l’économie du savoir connait une si grande fortune médiatique c’est parce que, aujourd’hui plus que jamais auparavant les sciences et techniques ont donné aux sociétés, pour le meilleur comme pour le pire, les moyens de transformer la nature, d’en tirer plus pour répondre à des besoins de plus en plus nombreux. Pendant longtemps, la réponse aux besoins était déterminée par l’existence ou non de ressources naturelles ; aujourd’hui le savoir, la maitrise des sciences et technologies sont des variables déterminantes, peut–être plus déterminantes que l’existence de ressources naturelles. Sans être de ceux qui prennent à la lettre l’expression de dématérialisation de l’économie, il est évident que nous sommes entrés dans une ère où la disponibilité des ressources naturelles abondantes ne suffit plus pour assurer la prospérité, ni même la satisfaction des besoins élémentaires car la prospérité des nations résulte de plus en plus de la transformation de ces ressources naturelles par des procédés scientifiques et techniques, et du commerce de ces produits transformés.
C’est parce qu’elle ne s’est pas encore mise à l’heure de l’économie du savoir que l’Afrique offre le paradoxe d’un continent riche en ressources naturelles, une richesse qui lui a valu d’être la proie des colonialistes d’hier et qui lui vaut les yeux de Chimère des pays émergents aujourd’hui, mais un continent habité par des populations parmi les plus pauvres du monde. A l’inverse, c’est par la maitrise des sciences et technologies que certains pays industrialisés ont assuré leur prospérité, alors qu’ils sont pauvrement dotés en ressources naturelles.
Pour être plus concret, et peut-être même un peu caricatural, il n’est que de penser qu’un des hommes les plus riches de la planète aujourd’hui, Bill Gates, n’a aucun actif industriel, ni or, ni diamant. La prospérité de son entreprise est fondée sur le besoin qu’éprouvent toutes les autres compagnies à mieux collecter, organiser, gérer et traiter l’information, c’est-à-dire de l’immatériel. Transformer l’immatériel, le savoir en une force productive. C’est cela l’économie du savoir. »
L-FRII : Professeur, quels sont selon vous, les axes ou domaines prioritaires devant permettre aux jeunes d’être cet atout en termes de compétence technique dont aura besoin l’Afrique ?
Pr Sall : « La valorisation du potentiel que représente la jeunesse est une condition indispensable pour transformer la transition démographique en un atout pour construire un dividende démographique. Pour ce faire, il nous faut éduquer notre jeunesse si nous ne voulons pas la voir périr au sens propre comme au sens figuré. L’école est, de ce point de vue là, la clé de l’avenir, la fabrique de l’avenir pour reprendre une expression de mon ami et cadet le philosophe Souleymane Bachir Diagne. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle école ; il ne s’agit certainement pas de l’école de papa, qui était conçue pour former des auxiliaires, plutôt que des penseurs ou des leaders. Il nous faut tirer un meilleur parti des NTIC dans les systèmes éducatifs que nous devons inventer. Même si l’on ne doit jamais oublier que toute technologie est un précipite de valeurs culturelles , pour reprendre une expression de feu le Professeur Ki-Zerbo, il reste que la maitrise des NTIC et de façon plus générale la valorisation des disciplines scientifiques et techniques me semble un point de passage obligé si l’on veut assoir la transformation structurelle de nos économies et de nos sociétés sur des bases solides et durables.»
L-FRII : Professeur, nous savons qu’il est impératif que les jeunes du continent et ceux de la diaspora fédèrent leurs potentiels pour la construction de l’Afrique. Force est de constater qu’il existe des appréhensions et de la méfiance de part et d’autre. Comment doivent-ils s’y prendre dans ce cas?
Pr Sall: «Il faut accepter d’abord qu’il n’y a pas une diaspora mais des diasporas. Le Togo votre pays compte environ 1.500.000 personnes qui sont hors du Togo. Deux tiers sont en Afrique et le tiers entre l’Europe et l’Amérique. Il faut accepter que ce ne sont pas les même profils sociologique, intellectuel ni économique. A partir de cette cartographie, les attentes par rapport au pays ne sont donc pas les mêmes. Il faut donc savoir quoi proposer pour pouvoir être ensemble.
Le philosophe Alain disait : ‘’C’est quand on est fort qu’il faut savoir pardonner’’. Vous qui êtes au pays vous vous retrouvez, sous certains rapports, dans une situation privilégiée pour comprendre les besoins du Togo, les défis qu’il faut relever au quotidien ; pour cette raison vous avez un rôle à jouer dans la définition des projets d’avenir et dans la construction de l’avenir que vous souhaitez. Mais le Togo de demain ne se construira pas sans l’apport de ses enfants qui, provisoirement ou de façon définitive, se sont installés ailleurs .Si vous vous donnez la main, travaillez ensemble sur de projets bien définis, alors l’espoir est permis.»
L-FRII : S’ils sont ensembles, comment doivent-ils travailler?
Pr Sall: « Pour moi, les jeunes doivent relever trois défis majeurs.
Le premier est d’ordre conceptuel. Il faut que vous définissiez ce que vous entendez par Développement. Est-ce simplement pour vous la croissance ou y a-t-il plus que cela?
Le second est d’ordre communicationnel. Vous devez interagir avec les autres pour faire comprendre à vos congénères et compatriotes ce que vous vous voulez réellement.
Le troisième, est d’ordre opérationnel. Il faut faire comprendre ce que vous pouvez faire pour transformer les choses. Il faut expliquer ce que vous voulez changer, comment le faire et les leviers dont vous devez disposer. »
L-FRII : Professeur, au vue de votre expérience dans diverses organisations et votre regard sur l’Afrique d’hier et celle d’aujourd’hui. Quelles seront les futurs possibles pour le continent au regard de cette prise de conscience collective et des changements inhérents aux nouvelles technologies ?
Pr Sall : « En Afrique comme ailleurs, il n’y a pas de fatalité historique à laquelle les sociétés ne sauraient échapper. L’avenir sera en grande partie le résultat de ce que nous ferons et ce que les autres feront ou ne feront pas. Nous devons en prendre conscience. C’est ce que j’appelais les défis opérationnels. Que faisons-nous pour que ce que nous souhaitons puisse devenir réalité ?
Pour répondre plus directement à votre question, je dirais que nous sommes, en Afrique, à la croisée des chemins. Nous pouvons être un continent émergeant parce qu’il y a des raisons de le penser. Nous avons un bonus démographique parce que notre population est jeune. Nous avons une classe moyenne qui se développe. Si nous voulons tirer partie de ces avantages, il faut que nous construisions une compétitivité durable basée sur deux leviers : une compétitivité des économies réelles et une compétitivité sur le plan monétaire. Nous ne devons pas perdre sur ces deux leviers de la croissance.
Nous devons rompre avec le passé et aller à la quête de l’avenir avec des projets nouveaux. L’exercice de la vision Togo 2030 nous donne une opportunité de réfléchir sur l’avenir pour construire une identité non sur le passé mais sur la quête d’un futur. »
L-FRII : Pr Sall, quel message particulier auriez-vous à l’endroit de la jeunesse togolaise?
Pr Sall : « Mon message se décline en trois points.
Le premier est que l‘avenir est un espace de liberté et il est aujourd’hui largement ouvert. S’il n’y a pas de raison de sombrer dans l’afro-pessimisme, il faut cependant se garder de se laisser séduire par les sirènes de l’afro-enthousiasme qui a remplacé l’afro-pessimisme. La jeunesse doit développer le sens de l’afro-responsabilité.
Le second est que l’avenir est domaine de pouvoir. Nous nous y intéressons parce que nous voulons avoir une maitrise des facteurs et acteurs qui vont déterminer cet avenir. Talleyrand, un général et diplomate français disait :’’Lorsque c’est urgent, c’est trop tard’’. La jeunesse doit s’intéresser à comprendre de quoi demain sera fait si elle veut avoir une influence sur le cours des choses, maitriser et non subir l’avenir.
Le troisième est que l’avenir est un domaine de projet. Le philosophe Sénèque disait :’’il n’y a pas de bon vent pour celui qui ne sait où il veut aller’’. La jeunesse a besoin de dire de quel Togo elle rêve ? Ce Togo sera- t-il une pale copie de l’Occident ou autre chose ? Sur cette question qui est centrale dans l’exercice de formulation d’une vision nationale, la jeunesse dans ses diverses composantes a son mot à dire ! La réflexion prospective engagée est donc, pour la jeunesse togolaise, une belle opportunité, qu’il lui faut saisir.
Je vous remercie.»
Réalisé par Rolande A. Konou
Qui est le Professeur Alioune Sall ?