Dans un entretien exclusif accordé à Jeune Afrique, Mahamat Idriss Déby se confie tous azimuts. Le nouvel homme fort du Tchad, qui a succédé à son père – Idriss Déby Itno – au pouvoir après son décès au combat, a vu sa vie complètement bouleversée.
En 2014, le président Déby Itno vous nomme à la tête de la Direction générale de service de sécurité des institutions de l’État (DGSSIE), une unité d’élite au sein de l’armée. C’est à ce titre que vous remontez au front en avril dernier dans le Kanem pour stopper l’avancée d’une colonne rebelle descendue de Libye. Le maréchal se rend également sur zone le 17 avril au soir. Et c’est là que le drame survient. Comment l’avez-vous vécu ?
Le combat contre les colonnes de mercenaires de Mahdi Ali a commencé vers 5h du matin, à 200 kilomètres de N’Djamena. Le groupement du Maréchal et le mien étions dans la même zone, séparés l’un de l’autre par quelques kilomètres, lui au Nord et nous au Sud.
Le contact a eu lieu quasi simultanément, à quinze minutes près. Lorsque le Maréchal a reçu la blessure qui allait lui être fatale, j’étais encore en plein combat. Ce n’est que vers midi, après avoir écrasé les mercenaires, que j’ai appris l’incident. Le commandant de l’armée de l’air m’a informé que mon père avait été évacué par hélicoptère sur N’Djamena. Je m’y suis aussitôt rendu. C’est au cours de mon retour que j’ai été informé de son décès.
Quelle a été votre réaction ?
Ce fût un choc violent. Pour moi, pour notre famille, pour les Tchadiens, pour l’Afrique. Un choc, mais aussi un motif de fierté. Le Maréchal est mort en héros, comme il l’a toujours voulu : en défendant son pays sur le champ d’honneur. À nous de nous montrer dignes de son héritage.
À N’Djamena, c’est la sidération. Chacun craint le pire et se terre chez soi…
Il faut dire que tous les pronostics établis par les soit-disant tchadologues prévoyaient le chaos en cas de disparition soudaine du Maréchal. Rien de cela ne s’est produit et je remercie Dieu pour sa bienveillance, notre armée pour son professionnalisme et notre peuple pour sa maturité.
La suite, vous la connaissez : le chef d’État-major est allé voir le président de l’Assemblée nationale pour lui dire d’assumer le pouvoir comme le prévoit la Constitution. Arguant du fait que le pays était encore en guerre et qu’il ne pouvait prendre le risque de le diriger dans ces conditions, il a préféré décliner l’offre.
Les chefs des différents corps de l’armée se sont alors réunis et nous avons décidé de prendre nos responsabilités. Un comité militaire de transition de quinze membres a été formé et j’ai été désigné par mes frères d’armes pour le présider. Après réflexion, j’ai accepté. Il fallait à tout prix éviter que le vide s’installe. L’armée tchadienne a toujours joué le rôle de rempart de la nation.
L’attaque d’avril qui a coûté la vie à votre père est venue de Libye. Ce pays constitue-t-il toujours une menace pour le Tchad ?
Incontestablement. Le Maréchal l’avait d’ailleurs prédit il y a dix ans : le chaos libyen aura des effets déstabilisateurs pour toute la région. Il y a là-bas 30 000 mercenaires de diverses nationalités, dont des Tchadiens, disponibles pour qui les paie. J’entends dire qu’ils doivent rentrer chez eux. Fort bien. Mais comment ? Avec armes et bagages ? Sans accompagnement ? Ce n’est pas acceptable. Regardez Mahdi Ali et sa bande : mercenaires en Libye, ils se font passer pour des opposants armés une fois entrés au Tchad. On connaît la musique…
Le 31 mai, des affrontements ont opposé soldats tchadiens et centrafricains, appuyés par des mercenaires russes du groupe Wagner, à la frontière entre vos deux pays – mais en territoire tchadien. Quelle est votre réaction ?
L’enquête internationale sur laquelle Bangui et N’Djamena se sont mis d’accord déterminera les circonstances exactes de cet incident.
Comment réagissez-vous aux récentes déclarations du président Macron annonçant la fin prochaine de l’opération Barkhane et le recalibrage de la présence militaire française au Sahel ?
Nous en prenons acte, en attendant les détails opérationnels de cette annonce. La France est un pays souverain. En ce qui concerne le Tchad, ses engagements seront maintenus, tant au sein de la Minusma que dans le cadre du G5 Sahel, dont il assure la présidence en exercice.
À l’instar de ce que répétait le Maréchal, je crois que les Africains sont tout à fait capables de se défendre eux-mêmes contre le fléau jihadiste. Ce ne sont ni les hommes, ni le courage, ni l’intelligence au combat qui manquent. Seuls sont requis de la part de nos partenaires l’aide matérielle et logistique indispensables.
On entend parfois parler de dissensions au sein du comité militaire de transition et au sein même de votre famille, entre frères. Est-ce exact ?
Ce sont des histoires. Il n’y a aucune dissension ni au sein de l’armée ni au sein de notre famille. Notre objectif est le même : préserver l’unité et l’intégrité du Tchad, éviter le chaos, pour parvenir à des élections démocratiques dans un délai de 18 mois.
Votre père était Zaghawa, votre mère est Gorane. Cette double filiation est-elle une force ou une faiblesse ?
Cette lecture n’a pas lieu d’être. Je suis d’abord et avant tout un Tchadien avant d’être quoi que ce soit d’autre. Je refuse tout ce qui, de près ou de loin, s’apparente au tribalisme et au régionalisme.
Pourtant, on vous reproche déjà d’avoir fait procéder à des recrutements ethniques au sein de la DGSSIE…
C’est inexact. L’armée tchadienne est nationale et républicaine. Tout citoyen tchadien peut y postuler et à l’inverse, on ne peut obliger personne à s’enrôler.
Le commandement militaire est le reflet de notre diversité et ce n’est pas un hasard si cette armée est le pilier de notre unité depuis l’indépendance. On y entre pour l’honneur et pour le service de la nation, pas pour l’argent ou le pouvoir. Vous savez, certains s’acharnent à discréditer notre armée. Mais ils ne rencontrent aucun écho auprès du peuple tchadien, qui sait ce qu’il lui doit.
Vous dîtes volontiers « nous » plutôt que « je ». Pourtant, c’est vous le chef.
Oui. Je suis le président du CMT [Conseil militaire de transition], chef de l’État. Mais nous sommes une équipe qui a décidé d’assumer ses responsabilités jusqu’à la fin de notre mission. Et nous jouons collectif.
Quelle comparaison peut-on faire entre le putsch survenu au Mali et votre arrivée au pouvoir ?
Aucune. Ce qui s’est passé ici n’était pas prémédité et n’avait rien à voir avec un coup d’État. Le Maréchal est mort au combat, un combat auquel j’ai moi aussi participé. Le président de l’Assemblée nationale à qui revenait le pouvoir, a refusé d’assumer cette charge et nul ne pouvait l’obliger à devenir président contre son gré. Libre à vous de l’interroger à ce propos. Il était donc de notre devoir de prendre en charge la transition.
Le dialogue national aura-t-il pour objectif de toiletter la charte de la transition ou, au-delà, d’élaborer une nouvelle Constitution ?
Tout est ouvert. Les délégués décideront eux-mêmes de l’avenir de leur pays, au nom du peuple tchadien.
Vous avez procédé à des libérations de détenus emblématiques, comme le fils de l’ex-chef rebelle Timam Erdimi ou le militant des droits de l’homme Baradine Berdeï. Le parti de l’opposant Succès Masra, Les Transformateurs, vient d’être légalisé. Pourquoi ces décisions ?
Une transition inclusive et apaisée nécessite des concessions. Encore une fois : notre mission est de réunir tous les Tchadiens, sans exclusive, via notamment le dialogue. Puis, une fois cela achevé, de rendre le pouvoir aux civils avec un président démocratiquement élu.
Des affrontements entre forces de l’ordre et manifestants hostiles à la transition militaire ont eu lieu à N’Djamena le 27 avril et ils ont fait des morts. Le regrettez-vous ?
Évidemment. Une enquête a été ouverte, mais de ce que je sais, les bavures ont été plus le fait d’éléments minoritaires dont l’objectif était de semer le chaos que des policiers eux-mêmes.
Si cette enquête met en cause des policiers, le sanctionnerez-vous ?
Bien sûr. Faire régner la justice fait partie de notre rôle. Nul n’est au-dessus de la loi.
Dans sa formulation actuelle, la charte de la transition prévoit une possibilité de prolongation de 18 mois supplémentaires. Comptez-vous l’utiliser ?
Soyons clairs : nous sommes partis pour 18 mois et notre souhait est de ne pas aller au-delà. Mais il y a deux conditions pour que ce délai soit respecté.
La première est que nous, Tchadiens, soyons capables de nous entendre pour avancer au rythme prévu.
La seconde est que nos partenaires nous aident à financer le dialogue et les élections, car il est évident que le trésor tchadien ne pourra pas supporter seul un tel coût. Si on s’entend et si l’on nous aide, les 18 mois sont à notre portée. Dans le cas contraire, ce sera très difficile. La démocratie a un coût et on ne peut la prôner de l’extérieur sans nous aider à l’assumer.
Excluez-vous d‘être vous-même candidat à la présidentielle ?
Le CMT que je préside n’a pas vocation à confisquer le pouvoir. Sa mission, je le redis, est de préserver les acquis de paix, d’unité et de souveraineté du Tchad puis, une fois les élections faites, de se retirer dans les casernes.
Les membres du CMT ne se présenteront donc pas à l’élection une fois leur mission accomplie. C’est un engagement qui a été pris devant le peuple. Cela dit, en tant que croyant, je pense qu’il faut laisser à Dieu la part qui lui revient. Dieu décide de tout, du destin comme du pouvoir. Jamais je n’aurais imaginé être un jour chef de l’État.
Beaucoup de gens pensent que le Maréchal préparait une succession dynastique…
Cette idée ne l’a jamais effleuré. Son unique obsession, c’était l’unité et la prospérité du Tchad et des Tchadiens.
Pensez-vous que, là où il se trouve désormais, votre père est fier de vous ?
Je l’imagine, oui. Fier du Tchad, des Tchadiens et de leur armée. Tout s’est passé dans un climat de paix, comme il l’aurait souhaité.