La philosophe Sandra Laugier décrypte notre relation aux personnages de nos séries préférées, au fil des années, et à leur impact sur notre réalité.
Le confinement a été l’occasion pour beaucoup de découvrir des séries télévisées et d’en revisiter d’autres. Les séries accompagnent nos vies ordinaires, mais elles sont aussi une ressource ou un refuge en situation extraordinaire. Elles présentent des univers de «réconfort», devenus des souvenirs, où les gens vont au café, voyagent, se rencontrent et se touchent… Elles font percevoir le prix et le charme d’une vie de tous les jours qu’on tenait pour acquise.
Elles ont offert une continuité dans la rupture qu’a suscitée la pandémie en maintenant le lien avec des personnages qu’on attendait de retrouver : comme ceux de This Is Us, que l’on a retrouvés masqués en septembre, ceux de The Walking Dead et de Fear The Walking Dead, qui, déjà, préfiguraient la vie dans un monde dévasté par une épidémie, ou ceux de The Crown, qui continuent leur fascinante histoire en se rapprochant dangereusement, avec l’arrivée de Diana, du contemporain.
Vieillir ensemble
Dans cette crise, les séries ont joué un rôle de care (soin) : comme Friends, série culte redécouverte par les nouvelles générations, que nous sommes rassurés de retrouver. Les séries ont ainsi pris soin de nous durant le confinement : elles ont été un élément de régularité dans nos vies chaotiques, permettant aussi d’élargir le cercle familial et de fréquenter tous les jours des «amis» ou des connaissances intégrées à notre univers. Un fan qui suit une série peut vivre avec ses personnages pendant cinq, neuf années ou plus, et les voir vieillir. C’est considérable. On se soucie d’eux et ils sont objet de notre care, et c’est ce qui permet aux séries de prendre soin de nous.
Une nouvelle réalité
Les séries se sont glissées dans nos existences. Encore plus maintenant qu’elles ont pris leur autonomie par rapport au poste de télé familial. Le caractère polyphonique des séries – qui sont passées entre le XXe siècle et le XXIe siècle de personnages isolés (Columbo) ou en duo (Starsky et Hutch, Miami Vice) à une dimension chorale commencée avec Friends, Urgences, The West Wing, et devenue essentielle avec Game of Thrones, Engrenages… – a favorisé la pluralité des expressions singulières et une représentativité plus large.
C’est ce qui a permis aux séries de changer la réalité : par exemple, en inventant des nouveaux modèles pour les femmes, avec des héroïnes comme Arya dans Game of Thrones ou Beth dans Le Jeu de la dame, qui leur ouvrent des possibles ; ou en révélant les enjeux politiques de la lutte contre le terrorisme, y compris du point de vue de «l’ennemi» – dans Homeland, Fauda, Kalifat, et récemment dans le magnifique No Man’s Land. Quelle série prendra soin du monde de l’après-Covid ?
Avec madame FIGARO